La révolution tunisienne n’a pas seulement libéré la parole des citoyens. Elle a aussi «provoqué un bigbang lexical», expliquent les journalistes Hédia Baraket et Olfa Belhassine dans un ouvrage passionnant consacré à «Ces nouveaux mots qui font la Tunisie». Petit tour d’une période exceptionnelle en 63 mots. Qui retracent les éléments d'un débat très actuel de part et d'autre de la Méditerranée.
5 octobre 2013. La période est particulièrement tendue dans le pays. Mais quatre organisations de la société civile, la Ligue tunisienne des droits de l’Homme, l’Ordre des avocats, le syndicat UGTT, l’union patronale UTICA, regroupées au sein d’un quartet, sont sur le point de lancer un «dialogue national de sortie de crise». Une «bonne partie de la classe politique» est réunie au Palais des congrès à Tunis dans une ambiance très lourde. Le président de la Ligue des droits de l’Homme, Abdessatar Ben Moussa, prend la parole. «En tant que quartet, nous avons décidé d’assumer nos responsabilités et d’organiser un âne national», explique-t-il.
«Un âne national» ? Sans doute très ému, Abdessatar Ben Moussa a commis un beau lapsus en remplaçant le mot «hiwâr» (dialogue en arabe)… par «himâr» (âne). Mais il a réussi «à transformer le Palais des congrès (…) en un grand théâtre de l’absurde. (…) Une catharsis pour tous !», écrivent Hédia Baraket et Olfa Belhassine. «Jamais encore, nous n’avons assisté à un Rached Ghannouchi aussi hilare. C’est probablement grâce à ce rire, tellement spontané, que le président du mouvement (islamiste) Ennahda a accepté finalement de signer la feuille de route», raconte dans le livre un témoin, l’historienne Kmar Bendana. Débute alors un processus qui va permettre, quelques mois plus tard, de doter le pays d’une Constitution. En 1995, le quartet sera récompensé par le prix Nobel de la paix.
«Dégage!»
Puissance des mots, «matière chaude et avérée». Tous éléments tantôt drôles, tantôt injurieux, dramatiques, terrifiants, mais aussi poétiques ou porteurs de rêves. Les deux auteures ont passé au crible 63 «éléments de langage» (Petit Robert) apparus dans l’arène publique au moment de la révolution et qui rythment la période. Pour mieux les expliquer, elles ont interrogé linguistes, historiens, psychanalystes, acteurs de la société civile, politiques de tous bords, islamistes compris… Le résultat est passionnant. Il permet de d'appréhender «les cheminements cahoteux» de la révolution, la montée de l’islamisme et du salafisme. Les enjeux de la période, ses préoccupations, ses passions.
Avec le chapitre sur le fameux «Dégage !» (sous-entendu, «Va-t-en, tyran Ben Ali !»), Hédia Baraket et Olfa Belhassine font suivre au lecteur la gigantesque manifestation à Tunis qui a porté l’estocade au dictateur. «Dégage, un mot français pour une invitation à la démocratie» explique un chercheur, Nébiha Jrad. Un mot de libération, donc. Qui, pourtant, au départ était utilisé par les colons français pour se débarrasser des colonisés en leur disant «Diguège»… Mais depuis, il a été réactivé «au fil des générations» et « transmis aux Tunisiens par les Tunisiens». Preuve que «la jeunesse tunisienne a maintenant un rapport décomplexé envers la France et sa langue».
«Liberté»
La révolution a apporté aux Tunisiens la «horriya», la liberté en arabe, «la plus grande» des «revendications du peuple». A commencer par la liberté de l’usage des mots, bridée par la dictature. Mais une fois passés les moments d’«intense bonheur», vient le doute. Un doute existentiel. «Mais que vaut donc la liberté sans justice sociale ? Sans égalité régionale ? Sans droit à l’emploi ? Sans dignité ?», entend-on dire ça et là.
Surviennent les premiers nuages et les premiers orages avec la montée de l’islam politique (islâm siyâsî) et l’entrée en scène des salafistes (salâfi). Le chapitre consacré à ce dernier mot retrace la genèse du mouvement et son idéologie importée d’Arabie, son envol dans le vide politique d’un pays aux institutions fragilisées et désorganisées. Dans ce contexte, le débat public s’envenime. Les injures fusent, avec des mots tantôt dramatiques, tantôt franchement hilarants : «I‘lâm al-‘âr» (médias de la honte), Houthâla francofoniya (résidus de la francophonie), «Sfir fâsil» (zéro virgule)…
«Islamistes», «sécularistes», «laïques»
Des termes et des concepts nouveaux, pour les Tunisiens, surgissent dans un pays divisé et qui ne sait pas où il va. A commencer par «Houwiya», l’identité. Une «guerre identitaire» éclate entre «islamistes» et «sécularistes». Séculariste ? Un terme souvent confondu avec «‘Ilmâniya» (laïcité), notion «délibérément étrangère, occulte», écrivent les deux journalistes. La figure du «‘Ilmâni», «vaguement associée à l’athéisme», occupe «un coin sombre et vaseux dans l’imaginaire». On voit alors naître des accusations comme le «Tafkir» (accusation d’apostasie). Un mot tombé «pourtant longtemps en désuétude dans un pays converti à la ‘‘modernité’’ et à la ‘‘laïcité’’ depuis son indépendance» en 1956…
«Terrorisme»
C’est dire la dureté des débats qui tournent à la violence. Le 6 février 2012, le député de gauche Chokri Belhaïd est assassiné. Le 25 juillet suivant, un autre parlementaire, Mohamed Brahmi, est lui aussi abattu. On parle de «crimes d’Etat». Les enquêtes sont bâclées alors que tout accuse le mouvement salafiste Ansar al-Charia.
Jusque-là, «pays sans bruit», la Tunisie est tétanisée. Mais elle n’en a pas fini avec le sang. Survient l’«Irhâb», le terrorisme. En 2015, des attaques djihadistes visent à Tunis le musée du Bardo et un bus de la garde présidentielle, à Sousse la zone touristique, faisant des dizaines de morts. Des opérations de guerre sont menées dans la région du mont Chaambi (ouest), avec son cortège de militaires tués. Au-delà de l’horreur, le terrorisme est aussi «un phénomène médiatique», rappelle le chapitre consacré à ce mot. «Débat perpétuel» : «que serait le terrorisme sans son spectacle effroyable ?», demandent Hédia Baraket et Olfa Bekhassine.
«Consensus-compromis»
Pendant toute cette période, face à la pression des évènements, de leurs adversaires «laïques» et de la puissante société civile, les islamistes se montreront souvent fort ambigüs. Leur «gouvernance se heurte doublement aux exigences particulières de la transition et de l’inexpérience de ses dirigeants» (chapitre du mot «islam politique»). Divisés, inquiets de l’éviction violente des Frères musulmans en Egypte, ils finissent par quitter le pouvoir en janvier 2014. L’esprit du «Tawâfuqât» (consensus-compromis), mis en œuvre par le quartet, finit par l’emporter. Et aboutit au vote historique d’une nouvelle constitution démocratique. On trouve une «définition bien tunisienne» du mot «Tawâfuqât». En l’occurrence : «Il n’y a ni gagnant, ni perdant, ni majorité, ni opposition, chaque partie peut se vanter d’avoir gagné. On ne peut pas en dire autant des électeurs, encore moins de l’avenir de la transition». On ne saurait mieux définir les menaces qui continuent à peser sur le pays. Car l’histoire continue… Dans ce contexte, le «bigbang lexical» n’est sans doute pas terminé.
«Ces nouveaux mots qui font la Tunisie», Hédia Baraket, Olfa Belhassine, Cérès Editions (Photo: DR)