La corruption d'Etat sous le régime de Zine el Abidine Ben Ali a laissé place à une banalisation de la petite corruption. En raison notamment du manque de volonté politique face à ce fléau qui plombe l'économie. Le pouvoir prépare un texte sur la «réconciliation» en matière économique et financière : le moyen d’absoudre les «corrompus» de l’ancien régime, accusent les détracteurs du projet de loi.
Très présent début 2011 durant le soulèvement contre Ben Ali (notamment la dénonciation de la mise en coupe réglée de l'économie par le clan du dictateur et de son épouse Leila Trabelsi, le thème de la corruption a effectué un retour en force dans le débat public avec la présentation d'un projet de loi «relatif à la réconciliation dans les domaines économique et financier» par le président Béji Caïd Essebsi.
En septembre 2015, lors de manifestations, ses opposants ont dénoncé une volonté d'absoudre les «corrompus». Le texte prévoit «l’arrêt des poursuites, des procès ou l’exécution des peines contre des fonctionnaires (…) ayant commis des malversations financières et des détournements de deniers publics, à l’exception d’actes de corruption et à l’extorsion de l’argent public», note la journaliste Olfa Belhassine dans une série d’articles très fouillés sur le site justiceinfo.net. Le projet de loi évoque aussi «la possibilité de l’Etat de conclure une réconciliation au profit d’hommes d’affaires ayant tiré par le passé un avantage d’actes portant sur une malversation financière et un détournement des deniers publics. La réconciliation débouchant sur l’arrêt du procès ou de l’exécution de la peine. En contrepartie, ils se verront obligés de restituer les montants détournés et les bénéfices générés majorés de 5% pour chaque année depuis les faits», poursuit notre consœur.
Petite et grande corruption
De fait, «la ‘‘grande corruption’’ s'est interrompue (...), notamment car il n'y a plus eu de grands projets avec l'instabilité sécuritaire, économique et sociale», affirme Samir Annabi, président de l'Instance nationale de la lutte contre la corruption, créée fin 2011. Mais, dans le même temps, «la petite corruption a connu un développement important», ajoute-t-il. Et de résumer cette évolution d'une formule: «la ‘‘Benalisation’’ de la grande corruption a disparu pour devenir une banalisation de la petite corruption».
Parmi les formes les plus répandues, il cite l'évasion fiscale, le trucage de concours d'embauche dans le public ou encore les pots-de-vin pour accélérer certains services administratifs. Selon une étude réalisée en avril par l'Association tunisienne des contrôleurs publics, au moins 450 millions de dinars (plus de 200 millions d'euros) ont été distribués en 2013 sous forme de pots-de-vin à des fonctionnaires. En outre, si l'implication de responsables a été prouvée, documents à l'appui, certains ont été promus et non punis, s'indigne le président de l'association, Sharfeddine Yakhoubi.
Au-delà de l'administration, «une nouvelle génération d'hommes d'affaires et d'hommes politiques s'est enrichie» au cours de l'après-révolution, en profitant parfois de cette corruption rampante, ajoute Mouheb Garoui, responsable de I Watch, organisation «engagée dans la lutte contre la corruption (…) en Tunisie» et branche locale de l'ONG Transparency International.
Au total, le fléau coûterait actuellement l'équivalent de deux points de PIB à la Tunisie, avance un rapport de la Banque mondiale intitulé «Révolution inachevée». Une perte particulièrement préjudiciable pour la démocratie naissante, dont l'économie peine à redémarrer. L'enracinement de la corruption trouve une autre illustration dans le classement établi chaque année par Transparency: de la 59e place en 2010, la Tunisie a reculé à la 79e (2014).
Lutte ou pas lutte ?
Pour certains experts, cette dégradation est avant tout le résultat de l'absence de mesures de la part des gouvernements successifs qui avaient pourtant tous fait figurer la lutte anticorruption en haut de leurs priorités. «Il y a une très grande résistance. Et quand bien même le gouvernement aurait la volonté de le faire, l'administration le tient, si j'ose dire, en otage», avance Samir Annabi. Lequel se désole de n'avoir obtenu qu'un modeste budget pour son instance «après un long combat». Tout en relevant que si «quelques fonctionnaires ont été mis à disposition, ils sont en train d'être retirés un à un».
Adoptée début 2014, la Constitution prévoit la création d'une nouvelle instance «de bonne gouvernance et de lutte contre la corruption». Mais cette instance n'a toujours pas vu le jour…
Premier président de Tunisie démocratiquement élu, Béji Caïd Essebsi a publié en mai dans le Washington Post une tribune avec son homologue américain Barack Obama
dans laquelle il déplore que «la mauvaise gestion et la corruption, héritées de l’ancien régime (de Ben Ali) continuent d'étouffer la croissance» du pays. Interrogé par l'AFP, le responsable des services de la gouvernance à la présidence du gouvernement, Tarek Bahri, assure que cette lutte «constitue l'épine dorsale du plan de développement 2016-2020», récemment officialisé.
Mais avec le projet de loi de «réconciliation», qui doit être discuté à l’Assemblée des représentants du peuple, «la corruption pourrait au contraire sortir renforcée», s'inquiète Mouheb Garoui, de I Watch, craignant une démonstration de laxisme. Les autorités réfutent cette idée, présentant le texte comme une manière de «tourner la page du passé» et de relancer l'économie. A court terme, elles espèrent récupérer jusqu'à 700 millions d'euros à la faveur de cette loi.
En fait, «ces mesures sur la réconciliation dans le domaine économique et financier représentent la facture à payer aux hommes d’affaire proches de l’ancien régime qui ont contribué à financer Nidaa Tounès (le parti du président Essebsi) et surtout ses campagnes électorales», accuse le professeur de droit public Jawhar Ben Mbarek, cité par l’article de justiceinfo.net. Affaire à suivre.
(rédigé avec AFP)
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