Contrairement aux promesses de campagne de Nidaa Tounès, le parti majoritaire, les islamistes d’Ennahda participent à l’équipe gouvernementale du premier ministre Habib Essid. Autre problème : le ministre de l’Intérieur est accusé d’avoir été «une taupe» de l’ex-dictateur Ben Ali. Résultat: il y a de la déception parmi les électeurs. Certains n’hésitent pas à parler de «trahison».
«Nous avons procédé à des changements, il s'agit d'élargir la composition du gouvernement avec l'entrée d'autres partis», a déclaré Habib Essid le 2 février, après l’annonce de la formation de son équipe. Elargi, ce gouvernement l’est d’ores et déjà par le nombre : 40 membres, contre 28 dans l’équipe précédente (conduite par Mehdi Jomaa).
«Ennahda participera au gouvernement (...). L'avenir s'annonce bien», a dit à la presse Rached Ghannouchi, le dirigeant de la formation islamiste. Un avenir qui s’annonce bien au moins pour cette dernière… Elle obtient ainsi le ministère de l’Emploi, le secrétariat d’Etat chargé des hôpitaux, celui de la coopération internationale et celui des Finances.
Le gouvernement est dominé par Nidaa Tounès, formation du nouveau président Béji Caïd Essebsi, alias BCE. Ce parti obtient six portefeuilles, dont celui des Affaires étrangères et des Finances. Outre Nidaa Tounès (86 députés) et Ennahda (69 élus), deux partis sont représentés dans l'équipe gouvernementale: l'Union patriotique libre (UPL, 16 députés) d'un richissime patron de club de foot, Slim Riahi, et Afek Tounès (libéral, 8 élus).
«La montagne a accouché d’une souris»
Les ministères de l'Intérieur, de la Défense et de la Justice ont été confiés à des «indépendants». Pas forcément si «indépendants», d’ailleurs, comme on le verra un peu plus bas. Ce gouvernement est «représentatif», a assuré de son côté le député islamiste Walid Bannani. «La question n’est pas de savoir combien untel a de postes, mais de voir si (il) est suffisamment varié pour représenter tous les Tunisiens», a-t-il ajouté.
Un point de vue qui n’est pas forcément partagé par «tous les Tunisiens» : «La montagne a accouché d’une souris», résume ainsi la journaliste Olfa Belhassine dans La Presse.
«Nous voilà en train de renouer avec un partage partisan du pouvoir, tel qu’expérimenté par la Troïka de triste mémoire de décembre 2011 à janvier 2014. (…) Les trois ministères ‘‘offerts’’ à l’UPL récompensent le soutien du parti de Slim Riahi à BCE pendant le second tour de la présidentielle».
Surtout, poursuit Olfa Behassine, la nomination de ce gouvernement «remet en question le contrat de confiance liant les électeurs à ceux qui les représentent». Ainsi, pendant les campagnes électorales, Nidaa Tounès avait promis qu’aucune alliance ne serait formée avec Ennahda. «Il est normal que le parti majoritaire soit au pouvoir et le deuxième dans l'opposition», soulignait encore le 2 février 2015 dans les colonnes de La Presse Taïeb Baccouche, secrétaire général de la formation politique devenu... ministre des Affaires étrangères dans le nouveau cabinet. Il rappelait aussi que le maintien d'Ennahda hors du gouvernement était une «promesse faite aux électeurs». Une promesse apparemment vite oubliée...
Autre reproche et non des moindres : «de lourdes accusations de détournement financier et de connivence avec l’ancien régime» pèsent «sur certains détenteurs de portefeuilles importants». Pendant la campagne, ses détracteurs accusaient parfois la formation majoritaire d’être «une machine à recycler» pour les partisans du régime de Ben Ali.
«Sentiment de haute trahison»
Le problème c’est que lesdits «recyclés» peuvent parfois se prendre les pieds dans le tapis… C’est apparemment notamment le cas du ministre de l’Intérieur, Mohamed Najem Gharsalli, sur qui «semble planer beaucoup de suspicions», explique Olfa Belhassine dans La Presse. Le nouveau ministre, juriste de formation, a notamment été président du tribunal de première instance de Kasserine pendant cinq ans. Les accusations n’y vont pas par quatre chemins : c’est «un collaborateur de la dictature qui a harcelé ses collègues magistrats», assure le site de la radio privée Shems FM. Tandis que le site TunisMag affirme qu’il «était la taupe du régime de Ben Ali».
Base de ces accusations : un communiqué de l’Association des magistrats tunisiens (AMT), dont les éléments sont «crédibles», explique un journaliste à Tunis. L’AMT accuse ainsi l’ancien président de tribunal d’avoir rédigé «des rapports contre les juges visant à les révoquer de leurs fonctions durant l’ère Ben Ali». Il aurait aussi fait «partie du groupe qui a mené un putsch contre l’AMT ayant pour conséquence la confiscation de son siège».
«Une telle affaire décrédibilise le gouvernement. D’autant qu’Essebsi a construit une partie de sa campagne avec la veuve de Chokri Belaïd, assassiné le 6 février 2013. Il a promis la vérité et la transparence sur cet assassinat et sur les implications éventuelles d’Ennahda», résume le journaliste cité ci-dessus. Ennahda devenu l’allié gouvernemental de Nidaa Tounès…
Dans ce contexte, les déceptions sont parfois violentes, à la hauteur des espoirs soulevés par le résultat des législatives et de la présidentielle. En témoigne cette «lettre ouverte à BCE et à Nidaa Tounès», signée par une femme ingénieure, Sana Fathallah Ghenima. Elle entend notamment exprimer, «au nom de toutes les femmes libres et militantes de ce pays», «notre sentiment de haute trahison». Tout en faisant part de «notre dégoût total» par rapport au «jeu politique» des destinataires de la missive.
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