«Les Intranquilles», un roman d’Azza Filali

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Azza Filali, médecin de profession, est aussi romancière. Dans son nouveau et beau livre, «Les Intranquilles» (éditions Elyzad), elle dresse le portrait au scalpel d’une société tunisienne en mal de repères après la chute de Ben Ali. Un portrait souvent sombre. Mais où l’humour n’est jamais loin.

Lors d’une rencontre avec l’auteure en 2012 (pour la sortie de «Ouatann»), Azza Filali nous expliquait qu’en écrivant, elle entendait «raconter des êtres», les «inscrire dans un contexte». Tout en dépassant «l’aspect médiatique» des évènements tunisiens.

Avec «Les Intranquilles», elle se penche à nouveau sur les êtres dans cette Tunisie post-révolutionnaire, se promenant dans l’intimité de leurs pensées et de leurs secrets les plus profondément enfouis. Ses personnages représentent toutes les couches de la société: profiteurs de l’ancien régime, mineurs de phosphates, chômeurs, nouveaux dévots, islamistes désenchantés, jeunes à la dérive, étudiants idéalistes…

A travers eux, l’auteur décrit une société «intranquille», dont les repères ont vacillé avec la chute de la dictature de Ben Ali. «Les temps sont incertains», dit Jafaar, qui a profité indûment des largesses du régime déchu. Des temps rendus incertains par les difficultés économiques, le chômage, les grèves, les manifestations... Et qui atteint chacun au plus profond de son être. Exemple ? Celui d’Hechmi, un islamiste torturé en prison par les hommes de main de la dictature. Un jour de grande déprime, il chemine sous les trombes d’eau d’un orage. Deux personnes lui proposent de se réfugier avec eux sous un porche. Il ne leur répond pas. Réactions de ceux qui l’ont appelé: «Encore un détraqué. C’est cette révolution, elle les a tous rendus fous». Sauf qu’Hechmi n’est pas fou. Il a tout simplement perdu goût à la vie.

Dans ce contexte, chacun tente de tracer son sillon et de trouver un nouveau sens à son existence. Plus facile à dire qu’à faire. Après la révolution de janvier 2011, les mineurs de phosphate de Redeyef (sud-ouest), population désheritée, «parlaient d’avenir ; dans leurs voix coulaient des rires (…). Mais rien ne vint.» Et la vie d'avant a repris son cours…

Pas étonnant, alors, que certains recherchent «une vie fournie avec mode d’emploi». Comme Hamza, qui rejoint les rangs des djihadistes. La religion offre un cadre sécurisant. Aux hommes comme aux femmes, qui se mettent du jour au lendemain à porter le voile. Dans certains cas, les conséquences du phénomène sont inattendues… Un dermatologue que consulte Jafaar a ainsi perdu beaucoup de patients. Comme l’explique l’assistant du médecin, «ce sont surtout des femmes qui consultent, mais avec le taux galopant de celles qui se couvrent de la tête aux pieds, la peau ne fait plus recette !»

Car si Azza Filali décrit la tristesse et la détresse des êtres avec beaucoup de sensibilité, elle le fait aussi avec un humour ravageur. Histoire sans doute de prendre de la distance, comme, peut-être, dans sa pratique médicale. A la mosquée, on constate une recrudescence de mouches que chacun, venu prier, doit chasser. Tout simplement en raison des ordures abandonnées autour de l’édifice religieux, et que ne vident plus les éboueurs en grève…

Le livre passe au crible, avec quelques maladresses de style, les caractères et les comportements individuels. Un paysage humain où la tendresse n’est jamais loin de la cruauté et du cynisme. Azza Filali n’est donc pas fondamentalement pessimiste. Pour elle, c’est la vie qui l’emporte. Hechmi retrouve ainsi goût à l’existence en s’éloignant de la «Cause» religieuse et en rencontrant une femme, Latifa, le seul personnage vraiment généreux et désinteressé du roman.

L’idéologie et la politique ne sont pas le propos de l’écrivain. Pour autant, ce n’est pas un hasard si son livre s’achève au moment des élections du 23 octobre 2011. «A travers rues et places, une attente heureuse transfigurait les êtres : demain, le pays serait neuf, il ferait bon labourer les jours. (…) Demain, des milliers de demain seraient à vivre. Vivre, enfin…» Sous-entendu : la Tunisie a peut-être un avenir tracé dans la démocratie.

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Publié par Laurent Ribabeau Dumas / Catégories : Non classé