Les médias français ne comprennent-ils rien à la Tunisie?

Le président tunisien, Moncef Mazouki, accueille son homologue français, François Hollande, le 7 février 2014 (PRESIDENCY PRESS SERVICE - AFP)

«Les médias français ne comprennent rien à la Tunisie», titrait, le 31 octobre 2014, Jeune Afrique. Motif : certains Tunisiens n’ont pas apprécié la couverture des récentes législatives par la presse française. Et le font savoir via internet et les réseaux sociaux. Comment comprendre de telles réactions qui ne manquent pas de surprendre dans l'Hexagone ?

Parmi les accusés: l’émission, «Enquête exclusive», diffusée le 12 octobre sur la chaîne privée M6.

Les critiques ont notamment reproché à l’émission d’avoir fait la «promotion» du président Moncel Marzouki, candidat à sa réélection le 23 novembre 2014.

Plus généralement, Jeune Afrique cite certains internautes tunisiens selon qui la couverture des législatives du 26 octobre par les médias française ne serait qu’un «festival de contre-vérités et d’approximations». Et l’hebdomadaire de rapporter les propos d’Amine, chef d’entreprise de 41 ans : «On a vraiment le sentiment que les journalistes français auraient préféré une autre issue (que celle donnant la victoire au parti Nidaa Tounes, opposé aux islamistes, NDLR). On perçoit souvent un tropisme pro-islamiste, assez étonnant du reste dans la mesure où le voile est très mal vu en France. Par ailleurs, les articles et les reportages véhiculent une quantité de clichés éculés et de raccourcis stupéfiante. Pour être franc, nous sommes beaucoup à le ressentir comme une forme de trahison...».

De son côté, l’auteur de ce blog a reçu certains messages injurieux laissant notamment entendre de manière nébuleuse que dans ses articles, il n’aurait pas évoqué les «dégâts» des islamistes au pouvoir «depuis la révolution à laquelle ils n'ont pas pris part».

Etonnants propos qui mettent tous les journaux et journalistes français dans le même sac. De plus, parler du «tropisme pro-islamiste» des médias hexagonaux est plus que surprenant dans un pays où l’islamophobie est, hélas, parfois une réalité très ancrée…

Laïque ou séculier ?
De leur côté, Twitter et Facebook abondent de réactions indignées. 

Dans certains cas, le débat se déplace sur la perception, par les médias français, du mouvement islamiste et de la laïcité dans la société tunisienne.

«Est-ce quelqu'un peut expliquer aux médias français que Nidaa Tounes n'est pas un parti laïc au sens de la laïcité française? Et qu'Ennahdha n'est pas un parti islamiste au sens de Daech (sigle arabe de l’organisation Etat islamique, NDLR) ? Contrairement à la politique franco-française, l'épicentre de la politique tunisienne n'est ni le fait religieux ni l'immigration», commente ainsi Chema Jarraya sur Facebook.

Capture d'écran de Facebook (DR)

Capture d'écran de Facebook (DR)

Une telle réaction vise évidemment des exemples précis qui ne sont pas rapportés. Mais au-delà, elle est révélatrice d’évidentes différences culturelles entre la France et la Tunisie, comme l’a fort bien montré l’envoyé spécial de France Inter à Tunis pour les législatives, Thibaut Cavaillès. Exemple : la manière de couvrir la victoire du parti «laïque», Nidaa Tounès, face aux islamistes d’Ennahda.

Il faut voir que des deux côtés de la Méditerranée, on ne donne pas le même sens au terme «laïque». Selon Le Petit Robert, il signifie «indépendant de toute confession religieuse». En France, c’est un mot chargé d’histoire (cf la séparation des Eglises et de l’Etat en 1905), et très polémique, pour ne pas dire passionnel, dans le débat public d’aujourd’hui. D’où les contresens et raccourcis que peuvent commettre des journalistes français parlant de la Tunisie. Ce qui a, évidemment, pour conséquence d’hérisser les Tunisiens.

Dans leur pays, s’il est utilisé pour désigner ceux qui s’opposent aux islamistes, le mot «laïque» gêne. C’est donc un terme négatif, plutôt assimilé à «athée» dans un Etat où la religion, en l’occurrence l’islam, fait quasiment partie de l’identité nationale. Rappelons que dans son article 1, la Constitution tunisienne explique que «l’islam est (la) religion» du pays et «l’arabe sa langue». Tout en précisant dans l’article suivant que «la Tunisie est un Etat à caractère civil». Et que l’article 6 «garantit la liberté de croyance, de conscience et le libre exercice des cultes».

Conséquence : les Tunisiens proposent souvent de remplacer «laïque» par «séculier». «Mot hérité d’un modèle anglo-saxon empreint des valeurs des Eglises protestantes ("secularism"), la sécularisation présente l’avantage, pour qui s’en revendique, de se démarquer clairement de l’islamisme politique tout en prenant ses distances avec la notion controversée de laïcité», explique un (excellent) article de France 24. Mais dans l’Hexagone, «séculier» n’est pas forcément compris de cette manière. Le Petit Robert rappelle que cet adjectif signifie «qui vit dans le siècle».

On arrêtera là avec cette digression sémantique dans un domaine très complexe. Mais cela permet de mieux cerner certains malentendus entre Tunisiens et Français. Et de mieux comprendre certaines réactions passionnelles sur des notions touchant à l’identité de chacun des deux pays.

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Publié par Laurent Ribabeau Dumas / Catégories : Non classé