Tunisie: l'apaisement après la tempête?

Le Premier ministre tunisien, Mehdi Jomaa, lors d'une conférence de presse conjointe avec son homologue marocain, Abdelilah Benkirane, à Rabat le 13 février 2014 (AFP - FADEL SENNA)

Avec l’adoption de la nouvelle Constitution et le changement de gouvernement, «la Tunisie commence à revivre», affirme le journal français «Paris Match». De fait, le 6 mars, les autorités ont levé l’état d’urgence avec près de quatre mois d’avance sur ce qui était prévu. Mais de lourdes incertitudes économiques et politiques demeurent…

La levée de l'état d'urgence «n'introduit pas de modification dans l'application des lois et des mesures en place dans le pays, y compris celles concernant les zones d'opérations militaires et les zones frontalières tampon», a expliqué la présidence tunisienne. Une référence aux zones militaires spéciales mises en place en 2013 notamment aux frontières avec l'Algérie et la Libye. Deux pays où des groupes armés liés à la mouvance jihadiste et des trafiquants d'armes sont actifs, selon les autorités. Entré en vigueur en janvier 2011, juste après la fuite du président Zine El Abidine Ben Ali, l'état d'urgence avait sans cesse été prolongé depuis.

Celui-ci «existe pour les situations d'extrême instabilité, soit lorsqu'il y a un péril imminent pour les institutions de l'Etat, soit lorsqu'il y a un soulèvement populaire», a expliqué à l’AFP un expert en sécurité et affaires militaires, Haykel Ben Mahfoudh. Or, «sur le plan social, avec le début d'une sortie de crise politique, les conditions sécuritaires s'améliorent. Sur le danger terroriste, on arrive à plus ou moins cerner la menace, sa provenance, ses liens avec le crime organisé et la contrebande aux frontières», a-t-il jugé.

Signe caractéristique parmi d’autres d’une certaine détente, Jabeur Mejri, 29 ans, condamné à 7,5 années de prison pour avoir diffusé sur internet des caricatures du prophète Mahomet, a été gracié par la présidence de la République et libéré le 4 mars 2014. Amnesty International s’était saisi de son affaire.

Dans ce contexte, les autorités tunisiennes font feu de tout bois pour tenter de relancer le tourisme, un des piliers de l’économie, activité particulièrement sensible aux conjonctures de l’actualité. Elles espèrent revenir en 2014 à la situation d’avant la révolution de janvier 2011, en tablant sur 7 millions de visiteurs. «Déjà en Allemagne, un marché qui avait beaucoup souffert ces dernières années, on est à +20% pour l'été sur les réservations», selon la ministre du Tourisme, Amel Karboul.

Situation économique «difficile» voire «catastrophique»
Un optimisme relatif, lié aux nouvelles conditions politiques, est donc de mise. Plus prudemment, on devrait parler d’un optimisme très relatif. Car le nouveau Premier ministre, Mehdi Jomaa (chef d’un gouvernement «apolitique» de transition jusqu’aux prochaines élections) ne cache pas que la situation économique est «difficile». Et qu’elle pourrait devenir «catastrophique». Selon lui, il manque 4 milliards de dinars (1,8 milliard d’euros) dans le budget de l’Etat.

Le gouvernement va examiner «au cas par cas» la situation des compagnies publiques en difficulté, a-t-il expliqué. Parmi elles : la compagnie aérienne nationale Tunisair, qui demande une aide équivalant à «quatre fois son chiffre d'affaires». «Nous n'allons pas baisser les salaires mais il n'y aura pas de nouveaux recrutements dans la fonction publique. Nous ne savons pas comment les financer», a-t-il ajouté. «Il faut que nous soyons sincères: pendant ces trois dernières années (depuis la révolution du 14 janvier 2011, NDLR), nous n'avons pas travaillé. L'administration n'a pas travaillé, les compagnies n'ont pas travaillé, nous n'avons pas respecté les lois. Ce n'était pas ce que nous attendions de la révolution (...). Une autre révolution nous attend, celle des mentalités», a-t-il affirmé. Reste à savoir si c’est le langage qu’attendent les Tunisiens…

Très délicate question politique
Dans le même temps, des incertitudes politiques demeurent. Notamment sur la très délicate question des «ligues de protection de la révolution» (LPR). Ces groupes sont considérés par une large partie de la société civile et plusieurs partis politiques comme une milice aux méthodes brutales proche du parti islamiste Ennahda. A de multiples reprises, ils ont été accusés d’orchestrer des attaques contre des opposants. Ennahda, qui vient de quitter le pouvoir, nie qu’il s’agit d’éléments violents. Sur cette question, il est soutenu par le Congrès pour la République, parti du président Moncef Marzouki.

Dans ce contexte, la presse tunisienne, notamment le site webdo, s’interroge : «Mehdi Jomaa peut-il dissoudre les LPR»? Un choix politique lourd de conséquence, notamment vis-à-vis d’Ennahda. Réagissant dans un communiqué à l’arrestation d’un de leurs dirigeants, le parti a souligné que la Tunisie avait besoin d’«apaisement». Les islamistes se trouvent ainsi confrontés à un «dilemme», commente La Presse de Tunis. Autrement dit : peuvent-ils soutenir une dissolution et se renier ?

Ils ne se sont pas les seuls à être confrontés à un dilemme. Dans une récente interview, le Premier ministre a rappelé que «toute association qui viole la loi sera sanctionnée». Il «s’est contenté d’effleurer la question», estime La Presse. En clair, il ne se mouille guère. Car en s’attaquant aux LPR, il s’attaque de front à Ennahda et risque d’enrayer tout le processus actuel. Mais en ne s’attelant pas au problème, il se heurte aux adversaires des islamistes… «Aujourd’hui, la question de la dissolution des LPR se pose avec acuité. De l’avis de maints experts et observateurs, il ne saurait y avoir d’élections futures tant que ces ligues existent encore», analyse le quotidien tunisois. Décidément, la vie politique est tout sauf un long fleuve tranquille…

Publié par Laurent Ribabeau Dumas / Catégories : Non classé