Quel «socle commun» de valeurs pour la Tunisie et les Tunisiens?

Manifestants de l'opposition arrêtés par un cordon de police à Tunis le 24-10-2013 (Reuters - Zoubeir Souissi).

L’analyse d’un jeune Franco-Tunisien sur un pays qui se cherche.

Abdel a une trentaine d’années. Occupe une fonction de cadre dans une entreprise dans le Sud de la France. Idéaliste, bouillonnant de projets, il vit à l’heure des évènements qui secoue la Tunisie. Il explique sans ambages que s’il trouvait un travail qui lui convienne de l’autre côté de la Méditerranée, il n’hésiterait pas à rentrer. Mais la situation économique étant ce qu’elle est, il doit rester en France. Ce qui lui permet d’observer la situation tunisienne avec une certaine distance.

 «Aujourd’hui, les Tunisiens se cherchent. Ils n’ont pas de socle commun. Le pays est divisé entre une partie occidentalisée et une autre conservatrice. Or le modèle occidentalisé, imposé depuis l’indépendance (en 1956, NDLR), a été trop rapide», analyse Abdel. Cette occidentalisation, entamée sous Bourguiba, s’est poursuivie à marche forcée sous Ben Ali, le dictateur renversé par le mouvement de janvier 2011.

 «Ce mouvement était une révolution de la dignité», constate Abdel. «Les gens voyaient qu’ils n’avaient aucune chance de s’en sortir. Ils réclamaient le droit d’exister. Et puis le mouvement a enclenché plein de choses dans la tête des gens, donc pas visibles». Des «choses» ? C'est-à-dire des aspirations et des souhaits innombrables. Dans le même temps, il y avait un système politique à construire. Le processus a commencé avec les élections du 23 octobre 2011. Et l’arrivée d’un gouvernement dominé par le parti islamiste Ennahda. Un gouvernement, aujourd’hui très contesté par une partie de la population, qui a promis de céder le pouvoir.

«Les islamistes cherchent à gagner du temps. Avec les élections de 2011, ils ont en quelque sorte signé un contrat. Mais ce contrat n’est pas respecté. Aujourd’hui, on assiste à des sabotages de tous les côtés», constate Abdel. Et de citer l’affaire des Ligues de protection de la révolution : «C’est comme s’il y avait des milices armées en France».

«On vit un climat de quasi guerre civile au niveau de la classe politique», poursuit le jeune homme. Pourtant, les Tunisiens continuent à vivre : comme le souligne lui-même le leader d’Ennahda, Rached Ghannouchi, des services de base comme l’eau et l’électricité fonctionnent. «Ce qui pourrait le faire sombrer dans le chaos, ce serait précisément que l’Etat ne joue plus son rôle», estime Abdel. Mais il le joue, cahin-caha. Paradoxe tunisien…

Dans ce contexte, malgré les énormes problèmes économiques, la violence, la paralysie politique, notre interlocuteur n’est pas forcément pessimiste. «Aujourd’hui, nous avons besoin d’aller au-delà des émotions du moment. Nous sommes en train de transformer notre socle commun, ce qui nous permet de vivre ensemble. C’est une période très riche. Mais il nous faudra du temps pour avoir une vision juste des évènements en cours», explique le jeune homme.

Le processus prendra-t-il autant de temps qu’en France, où il a fallu près d’un siècle, entre la révolution de 1789 et les lois constitutionnelles de 1875, qui ont stabilisé la démocratie ? «Impossible à l’heure de la société de l’information ! Il nous faudra peut-être une génération», répond Abdel. Il faudra donc du temps. Pas forcément facile à faire entendre à une population qui doit résoudre d’innombrables difficultés en même temps…

Publié par Laurent Ribabeau Dumas / Catégories : Non classé