Larbi Chouikha, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université de la Manouba près de Tunis, a publié le 6 août 2013 dans La Presse de Tunis une fort intéressante tribune dans laquelle il analyse la situation actuelle. «La société tunisienne tend à se cliver en deux pôles quasi-antagoniques» entre «laïcs» et islamistes, constate-t-il. Une bipolarisation qui «peut dégénérer en une violence endémique aux risques incalculables»…
«L’impression qui prévaut depuis les élections d’octobre 2011 est celle de deux Tunisie qui s’observent, s’épient, scrutent le moment opportun pour ouvrir les hostilités entre elles : la société tunisienne tend à se cliver en deux pôles quasi antagoniques où l’ancrage aux territoires, aux identités, aux intérêts catégoriels et personnels prennent de l’ampleur et se déploient parfois au détriment de l’intérêt national et de la culture démocratique», constate le politologue.
La «focalisation du débat public sur des questions aussi controversées que celles liées à la question de l’identité, de la religion, ont eu pour effet de diviser les Tunisiens à un moment où leur cohésion était nécessaire pour créer les conditions propices à la réussite du processus démocratique», poursuit Larbi Chouikha.
D’une manière générale, le clivage politique entre Ennahda et l’opposition «traverse tous les pans de la société ; du monde politique à celui des médias tous confondus, au monde de l’Université, à celui du mouvement social. Il sévit même à l’intérieur des quartiers, des familles, des entreprises, et prend des allures d’une bipolarisation protéiforme dans laquelle les Tunisiens, tous confondus, se trouvent acculés à se prononcer, à se positionner, à se ‘‘définir’’». Nul ne peut donc y échapper…
Quelles conséquences ?
«Les conséquences de cette bipolarisation sont multiples et, souvent, difficiles à démêler tant les enjeux et la charge émotionnelle qui les enveloppe, sont importants : que ce soit dans le monde des médias, de la culture, de l’Université,…, la problématique de la pertinence des idées et de la rigueur des analyses, de la fiabilité des données, de la véracité des faits et de la vérification des sources, de la complexité du processus transitionnel, de l’intérêt public,… s’efface peu à peu pour laisser place à un schisme de type manichéen aux conséquences incommensurables». En clair se créent ainsi deux camps aux positions irréconciliables.
Et «quand elle atteint son paroxysme, la bipolarisation peut dégénérer en une violence endémique aux risques incalculables», ajoute l’universitaire… Une violence déjà présente comme le montrent les assassinats des députés Chokri Belaïd (le 6 février 2013) et Mohamed Brahmi (le 25 juillet 2013), et la lutte contre les djihadistes dans le Djebel Chaambi. Contexte aggravant : ces différentes affaires n’ont pas été élucidées, ce qui ne fait qu’«alimenter la suspicion à l’égard de ceux qui nous gouvernent», alors que l’ambiance générale baigne déjà «dans le scepticisme, la méfiance, la crise de confiance».
Vous avez dit «culture démocratique» ?
La Tunisie a renversé la dictature de Zine el-Abidine Ben Ali le 14 janvier 2013, il y a un peu plus de deux ans et demi. Qu’en est-il aujourd’hui, dans le pays, de la «culture démocratique», concept que l’on pourrait définir par la «connaissance du fonctionnement de la démocratie» ?
«‘‘La culture démocratique’’ telle que s’en réclament ces acteurs, n’a pas de profondeur historique et n’a jamais innervé toutes les catégories sociales de la société », constate Larbi Chouikha. «Les Tunisiens qui militaient pour la défense des droits de l’homme et pour les libertés démocratiques depuis l’accession du pays à l’indépendance ont toujours été en nombre réduit, circonscrits à une catégorie sociale et culturelle, elle-même, minoritaire en Tunisie», ajoute-t-il. Une catégorie urbaine et occidentalisée.
Quelle solution alors trouver dans un pays aussi divisé ? «Il convient (…) de rétablir la confiance en l’Etat et en ses institutions, de réconcilier les Tunisiens entre eux en mettant en avant ce qui les unit en référence au socle des valeurs qui fonde la Tunisie d’aujourd’hui. Dans le même temps, il importe de concevoir une pédagogie à une longue échelle pour inoculer la culture démocratique dans toutes les strates de la société, pour développer le sens civique et l’intérêt public», répond le politologue. Un projet de grande ampleur. «En France, il a fallu près d’un siècle après la Révolution de 1789 pour stabiliser la démocratie à l’époque de la IIIe République !», explique-t-on souvent à l’étranger de passage qui s’intéresse à la question…