A maints égards, la situation en Tunisie est paradoxale. A Tunis, Sfax ou Djerba, la rue semble calme à première vue. Maints chefs d’entreprise vous expliqueront qu’ils sont finalement confiants pour l’avenir. Mais discutez avec une députée de gauche, ou un représentant de la société civile : là, le discours change du tout au tout et révèle les tensions de la société tunisienne…
La scène se passe la nuit sur un grand axe de Sfax (est du pays), dans un quartier un peu excentré de la seconde ville du pays, mi-juin 2013. Un universitaire tunisien, vétéran de bien des combats politiques de l’opposition, vous montre un véhicule qui vient de passer en trombe, plein de militaires masqués. «Cela fait une semaine qu’on voit passer de tels véhicules. C’est peut-être lié aux opérations anti-djihadistes à l’est de Kasserine (190 km de là) sur le mont Chambi», explique-t-il. Les opérations ont commencé fin avril et ont déjà fait une trentaine de victimes dans les rangs des forces de sécurité.
Autant d’éléments susceptibles de nourrir une anxiété palpable dans de nombreuses discussions en Tunisie. Et qui ne s’exprime pas toujours au premier abord. Tel responsable, dans une entreprise publique du nord, vous explique dans son bureau qu’il n’y a pas d’immixtion du phénomène religieux dans son activité. Mais un peu plus tard, le même, en privé, «se lâche» : «J’ai peur d’une république islamiste. Ma propre fille, qui vit à l’étranger, m’a dit qu’elle ne reviendrait pas ici !»…
Curieusement, ce sont les chefs d’entreprise qui se disent les plus optimistes. «Je suis très rassuré par l’avenir. Je ne crains pas l’instauration d’une dictature car la société civile est très forte et l’opposition politique fait bien son travail d’opposant», explique Ahmed Masmoudi, qui dirige une grosse PME de pâtisserie à Sfax. «Aujourd’hui, les choses commencent à prendre forme», pense Sana Ghenima, PDG de Sanabil, une petite entreprise spécialisée dans l’édition numérique à Tunis.
Dans les milieux plus populaires, chez les taxis, par exemple, qui sont souvent le pouls de l’opinion, on reste sur la réserve: «Ca va, oui, pas de problème. La Tunisie va bien !». L'on entend aussi quelques réactions négatives sur la politique du gouvernement qui «n’a rien fait pour lutter contre le chômage».
Stratégie de la tension
Mais en général, c’est l’anxiété qui l’emporte dans les réactions. Les mots sont même parfois franchement très durs. Pour Lassaad Jamoussi, secrétaire général de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme à Sfax, la «stratégie» du mouvement islamiste Ennahda à l’œuvre en Tunisie a «déjà été expérimentée dans l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste ou l’Iran». «Les islamistes ont besoin d’une dose minimum de fascisme pour éliminer leurs adversaires», estime de son côté un observateur qui tient à garder l’anonymat.
«Quand on aligne les faits, on découvre effectivement la mise en œuvre d’une véritable stratégie», explique Nadia Châabane, députée du parti Al Massar (opposition de gauche) à l’Assemblée nationale constituante (ANC), et arrêtée à plusieurs reprises sous Ben Ali. Premier élément : le facteur «temps». La parlementaire évoque le «feuilleton sans fin» de la discussion d’un nouveau texte constitutionnel à l’Assemblée et du report continuel d’une date pour de nouvelles élections. Un «feuilleton sans fin car le gouvernement ne veut pas qu’il y ait de fin». Pour elle, cette affaire conduit à ce que «la rue tunisienne se lasse» et soit absorbée par d’autres problèmes.
«Aujourd’hui, les tensions sont à leur maximum à l’ANC», observe la députée. Et au niveau de la société, «tout est planifié pour maintenir la tension, par exemple avec les très nombreuses nominations à la tête des administrations et des entreprises publiques, bien plus nombreuses que sous Ben Ali. A la radio, on a par exemple nommé un technicien proche d’Ennahda, ce qui a créé la colère des journalistes» et de nombreux remous. «Un peu comme si l’on avait nommé un mécanicien à la tête de Peugeot !», ironise un journaliste.
«Au final, c’est l’incompétence qui est à l’œuvre et l’ensemble des nominations se fait sur cette logique. D’une manière générale, tout est fait pour faire durer les crispations, attiser les conflits, notamment avec les syndicats», reprend la parlementaire. «De fait, nous sommes confrontés à un discours de division, à un double langage», confirme Mohammed Chaabane, secrétaire général du syndicat UGTT pour la région de Sfax.
Diviser pour régner. Et semer la perturbation dans les esprits… Ennahda «introduit du religieux partout. Tout tourne désormais autour de cela», analyse Nadia Châabane. «Il s’agit ainsi de déstabiliser les gens dans leur appartenance identitaire la plus intime. Des prédicateurs, venus d’Arabie saoudite ou d’Egypte, disent ainsi vouloir apprendre aux Tunisiens comment laver leurs morts !». On voit aussi apparaître «de manière très insidieuse des thèmes absents jusque là du débat public tunisien, comme la polygamie ou le mariage coutumier. Autant de dérapages très contrôlés. Au final, il s’agit d’imposer les fondements d’un Etat religieux en transformant la société en profondeur». Dans ce contexte, l’opposition «n’arrive pas à imposer un seul débat».
Autre élément déstabilisateur : «l’opacité» qui entoure les actions gouvernementales. Exemple : l’affaire du mont Chaambi. «Il y a des gens qui meurent, on parle de mines. Mais d’où viennent ces mines ? Il y a un doute sur la véracité des faits. Tout cela est un peu fantomatique», explique un journaliste.
«Monstres de Frankenstein»
Dans ce contexte, «les gens ne savent plus où donner de la tête» et comment réagir. Par exemple par rapport au phénomène de la violence salafiste, nouveau dans la société tunisienne. «On a laissé s’installer ce phénomène vis-à-vis duquel l’impunité l’emporte», observe Nadia Châabane. A tel point que l’assassinat politique a fait son apparition le 6 février 2013, avec la mort du leader de gauche, Chokri Belaïd. Résultat : «Depuis cette affaire, on a tous en tête l’éventualité d’un scénario de guerre civile à l’algérienne. Dans ce contexte, avec tous ces évènements, nombre de gens nous disent que les discussions à l’ANC ne sont que des chipotages».
Et d’ajouter : «Tout cela me fait penser aux monstres de Frankenstein !» C’est une situation «cauchemardesque», explique en écho un journaliste. «Tous les jours, on se réveille avec la question : ‘‘Où va-t-on ?’’ Ce qu’il y a de concret, c’est le bras de fer entre d’un côté les islamistes, bien décidés à garder le pouvoir car selon eux, il leur revient de droit divin; et de l’autre, une société civile représentée par la Ligue des droits de l’Homme, les associations de femmes, les syndicats, bien plus d’ailleurs que par les partis politiques». Ce qui est tangible aussi, ce sont ces «cités qui se paupérisent et se salafisent», ajoute le même journaliste. Ou «ces nouvelles associations de bienfaisance, pédagogiques, culturelles, de lecture du Coran», apparemment «très riches», évoquées par le représentant de la Ligue des droits de l’Homme à Sfax.
Question : qui va l’emporter dans ce bras de fer ? Dans ce contexte, Ennahda pourrait s’avérer un colosse au pied d’argile. «On ne sait pas forcément ce que veulent les islamistes parce qu’il y a énormément de contradictions en leur sein, et plusieurs courants. Leur parti, qui n’a pas de culture démocratique, n’a pas encore achevé sa mutation de parti religieux en parti politique», analyse Nadia Châabane. D’où l’éventualité d’une scission entre éléments durs et modérés.
Côté opposition, la «résistance», mot qui revient souvent dans les discussions avec des membres de l’opposition, «fatigue et use». «On est sur une corde raide, on n’a pas le droit à l’erreur. Mais on ne lâchera pas le morceau. A moyen terme, la société a suffisamment de ressources», pense Nadia Châabane. Au final, «je pense que cette société, capable de croire en tout et en rien, finira par l’emporter contre une idéologie importée de toutes pièces», conclut Rachida Ennaïfer, professeur de droit à l’université de Tunis. Enfin un peu d’optimisme…