Entre 2011 et 2012, les consultations ont augmenté de 25 % à l'hôpital psychiatrique de Tunis. Ce qui semble prouver que les évènements touchant le pays ont une influence sur le mal-être des habitants. Et pourtant, si la période est anxiogène, elle est en même temps «la période de toutes les créativités», explique un psychiatre. Paradoxe, vous avez dit paradoxe ?
«C’est vrai que nous vivons une période anxiogène de questionnements et de changements. On a du mal à maîtriser un quotidien devenu difficile en raison de l'insécurité et de la cherté de la vie. Dans ce contexte, on constate une augmentation très importante du nombre de personnes qui consultent pour des dépressions, des phénomènes d’anxiété. Mais en même temps, nous vivons une période de toutes les créativités. Il y a une énergie créatrice extraordinaire: regardez tous ces artistes, ces caricaturistes, ces blogueurs ! On sent un mouvement en profondeur au sein de la société tunisienne», constate Ahlem Belhaj, chef du service de pédopsychiatre à l’hôpital Razi à la Manouba, près de Tunis, et présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates. Elle ajoute : «Pour rien au monde, je n’aurais raté cette période très difficile, mais prometteuse !».
Même son de cloche chez Anissa Bouasker, psychiatre au service des consultations et des urgences externes à Razi, très engagée au sein de l’Association tunisienne pour l’intégrité et la démocratie des élections: «Nous vivons effectivement un très grand bouleversement. En ce qui me concerne, mon existence n’est plus la même. Je vis à 300 à l’heure, les journées de 24 heures ne me suffisent plus pour accomplir tout ce que je veux accomplir. Tout est à refaire. Et il faut le faire maintenant». Dans le même temps, elle voit «des patients dépressifs qui se sont trouvés une raison de vivre depuis le changement de régime». A tel point que l'un de ses amis, psychiatre franco-tunisien, lui a «dit que nous vivons ici un mai 68 qui dure depuis deux ans, là où en France il n’a duré qu’un mois !»
Pour le Dr Bouasker, la créativité dont parle sa consœur naît de la «résistance» de la société civile dans la situation actuelle. «Nous essayons de nous en sortir, de lutter pour faire face». Et de citer l’exemple des Guignols de l’info tunisiens, qui «ont beaucoup fait pour ridiculiser le pouvoir».
La psychiatre apporte cependant un bémol. «Cette créativité concerne surtout des artistes, des intellectuels qui sont conscients de ce qui se passe, d’être engagés dans une action de résistance», observe-t-elle. En clair, ce mouvement ne concerne pas forcément ceux, dans d’autres couches de la société, qui «luttent pour leur survie», très nombreux en Tunisie. Et dont le sort n’a pas changé depuis la chute du régime Ben Ali.
Témoin, cet homme d’une quarantaine d’années, rencontré dans la médina de Tunis. Célibataire, il vit toujours chez sa mère, et doit faire de longs trajets en bus pour se rendre à ses deux travails. «Je gagne péniblement 400 dinars (184 euros) par mois, avec un jour de congé par semaine», raconte-t-il. Et d’ajouter : «Depuis la révolution, ma situation ne s'est pas améliorée. Les pauvres sont toujours plus pauvres, les riches toujours plus riches. La liberté, ce ne sont que des paroles !».