«Du jamais vu» en Tunisie, observe le journal La Presse: la fête de l’indépendance, le 20 mars, «date sacrée pour nous», selon les propos d’un Tunisien, a été passée sous silence par les autorités. Mémoire pour mémoire : un millier de personnes s’étaient rassemblés dimanche 17 mars à Tunis pour lancer des «ballons de la liberté». Et célébrer le souvenir de l’opposant assassiné Chokri Belaïd, à l’issue d’un deuil de 40 jours.
D’une manière générale, nombre de Tunisiens n’ont pas le moral… Le 20 mars, date anniversaire de l’indépendance du pays (acquise en 1956), a été ignorée par le gouvernement. Dans la capitale, «il n’y avait pas de drapeaux dans les rues et il n’y a eu aucune festivité», constate un habitant de la capitale.
Motif de cet «oubli»: le 20 juillet est «une fête liée à Bourguiba», le «père» de l’indépendance, observe notre interlocuteur. «Un homme emblématique. Leader du mouvement de libération nationale, bâtisseur de l’Etat moderne et de la République, père de la nation et libérateur de la femme, il ne cesse d’interpeller. Et d’en imposer», écrit l’éditorial de La Presse. Il s'agirait ainsi de l'occulter.
«On veut escamoter l’histoire, l’effacer de la mémoire collective, en banaliser des séquences prestigieuses», poursuit l’article. Et d’accuser : «A cet égard, deux mouvances principales se distinguent par cette approche de l’histoire tantôt sélective tantôt éradicatrice : les islamistes et les nationalistes du CPR [le parti du président Marzouki, NDLR]. (…) Les dirigeants de ces deux mouvances vouent une haine viscérale à tout ce qui se rapporte à Bourguiba. (…) Cela explique que la fête de l’Indépendance fasse l’objet de ce quasi-mutisme évident. Il s’agit d’une conspiration du silence. On élude, on étouffe, on fait fi. (…) Pourtant, des millions de Tunisiens, toutes générations confondues, vouent un grand attachement à l’Indépendance, à sa signification, aux valeurs qu’elle véhicule».
Un leader du parti islamiste Ennahda, qui dirige la coalition gouvernementale, a justifié l’absence de commémoration en affirmant que «l’Etat veut se serrer la ceinture». De plus, «le gouvernement veut éviter d’attiser les tensions à travers des festivités qui pourraient porter atteinte à l’union nationale», a martelé Ajmi Lourimi, cité par Tunisie numérique.
«Ballons de la liberté» pour Chokri Belaïd
Dans ce contexte, nombre de Tunisiens entendent défendre la mémoire du pays. Ils veulent aussi défendre le souvenir de dirigeants comme celui de Chokri Belaïd, assassiné le 6 février 2013. C’est ainsi qu’avait été organisée le 16 mars une opération baptisée «Les ballons de la liberté». Laquelle avait pour but «de redonner du souffle à l’âme de Chrokri Belaid, qui nous a beaucoup soutenus dans notre bataille pour la liberté d’expression», explique l’un des participants à la manifestation. Il s’agissait aussi de «dire non à la violence» et de «symboliser la liberté chère aux Tunisiens», comme l’expliquait une dépêche de l’agence officielle TAP. La veuve de l’opposant, Besma Khalfaoui, ainsi que des personnalités du monde des médias et de la culture assistaient à cette cérémonie.
Sous les youyous des femmes, des centaines de ballons rouges et blancs, les couleurs de la Tunisie, illustrés avec le visage de l'opposant anti-islamiste, se sont élevés dans le ciel de Tunis. Le lâcher a eu lieu à quelques mètres de l'endroit où il avait été abattu le 6 février 2013 à bout pourtant.
La foule a scandé des slogans contre le parti islamiste au pouvoir, Ennahda, ainsi que le cri de ralliement «Qui a tué Chokri Belaïd ?». Ou «Chokri est vivant !». «Ce fut un moment très émouvant», résume un participant. «Le mort Nafass (souffle), qui symbolise la vie, signifie la poursuite de la quête de justice, de dignité, de liberté et de stabilité des Tunisiens. Ces ballons rouges et blancs qui ornent notre ciel, nous unissent sous les couleurs d’un même drapeau », a expliqué la secrétaire générale du Parti républicain (centriste), Maya Jribi, citée par TAP.
«Le pays réel et le pays réel semblent séparés»
Dans le même temps, d’autres très symboliques lâchers de ballons ont eu lieu Sidi Bouzid, Gafsa. Ainsi qu’au Caire, Genève, Paris, Rome et Berlin.
Selon les autorités, l’opposant a été assassiné par un groupuscule islamiste radical. Des complices présumés ont été arrêtés. Mais le tireur supposé est toujours en fuite et le commanditaire n’a pas été identifié.
Samedi 17 mars, plusieurs milliers de personnes avaient pris part à une manifestation à Tu0nis contre le pouvoir et pour honorer la mémoire du dirigeant assassiné.
«Le gouvernement des lendemains de la révolution divise le peuple. Certains n’ont de cesse de cultiver l’animosité et la haine rétroactive (…). Encore une fois, le pays réel et le pays légal semblent on ne peut plus séparés, voire opposés», conclut l’éditorialiste de La Presse. Une manière lapidaire de résumer la crise tunisienne…
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