Les dangereuses divisions de la société tunisienne

Un policier tire des gaz lacrymogènes à Tunis lors d'une manifestation contre la mort de l'opposant Chokri Belaïd, le 6 février 2013 (REUTERS - Zoubeir Souissi)

Les péripéties qui entourent la désignation d’un nouveau gouvernement, suite à la démission du premier ministre Hamadi Jebali et à la mort de l’opposant Chokri Belaïd, illustrent les multiples et dangereuses divisions de la société tunisienne. Divisions qui peuvent laisser craindre une explosion de violence…

Ennahda, le parti islamiste qui domine le gouvernement et dont est membre Hamadi Jebali, a tranché : le nouveau chef du gouvernement devrait s’appeler Ali Larayedh, ministre de l’Intérieur sortant. Prisonnier torturé sous la dictature de Zine El Abidine Ben Ali, ce dernier est considéré comme un homme de dialogue appartenant au courant modéré de sa formation.

Ali Larayedh aura fort à faire. Car le pays est loin d’être sorti de la profonde crise qu’il traverse. L’Assemblée nationale constituante (ANC) n’est toujours pas parvenue à élaborer une Constitution, indispensable pour la tenue d’élections, en principe prévues pour le second semestre 2013. Et les problèmes à l’origine de la révolution, notamment ceux du chômage et de la pauvreté dans les régions défavorisées de l’intérieur du pays, n’ont toujours pas trouvé de début de solution…

Ennahda a refusé la proposition de Hamadi Jebali d’un cabinet apolitique, faite au soir de l’assassinat de l’opposant Chokri Belaïd, le 6 février 2012. Un drame qui n’a fait qu’exacerber les tensions agitant la Tunisie.

La proposition de l’ex-chef du gouvernement avait pourtant été bien acceptée par une large partie de l’opinion publique et de l’opposition, et par l’un des deux alliés d’Ennahda, Ettakatol, parti laïque se définissant comme social-démocrate. Les adversaires du pouvoir y voyaient ainsi le moyen de retirer aux islamistes les ministères régaliens, en particulier celui de l’Intérieur, dans la perspective des futures élections, prévues en 2013.

L’idée a en revanche été combattue par les «durs» d’Ennahda et par le Congrès pour la République (CPR) du président Moncelf Marzouki, troisième parti membre de la coalition au pouvoir.

Les divisions d’Ennahda
Décrit par Le Temps comme « l’homme du consensus », emprisonné sous la dictature Ben Ali, pour son rôle d'opposant, Jebali a publiquement «regretté l’absence de soutien politique» à son initiative de gouvernement apolitique, rapporte le même journal. L’affaire a ainsi mis en lumière les divergences internes à Ennahda, formation dirigée par Rached Ghannouchi, un leader controversé dont on dénonce souvent le «double langage».

 

Rachid Ghannoucci, leader du mouvement islamiste Ennahda, à Tunis le 15 février 2013.

Rachid Ghannoucci, leader du mouvement islamiste Ennahda, à Tunis le 15 février 2013.

 

Ce dernier incarne une fraction dure face aux modérés, représentés notamment par Hamadi Jebali, contre qui la base du parti est apparemment très remontée. Celle-ci demandait un «homme fort» pour le remplacer…

Pour le leader d’Ennahda, de fait «patron du jeu politique», le parti islamiste «est la colonne vertébrale de la société», du fait de sa majorité à l’ANC, et il « n'abandonnera jamais le pouvoir tant qu'il a la confiance des Tunisiens ». Rached Ghannouchi affirme qu’il est essentiel de poursuivre la coopération avec les mouvements laïques. Il assure que son parti est prêt à des compromis sur les «grands ministères» que sont les Affaires étrangères, la Justice et l'Intérieur. En refusant de céder ces ministères, les islamistes pratiquent «la fuite en avant», a estimé le dirigeant du Parti républicain, Issam Chebbi. Il a assuré que son mouvement ne laisserait «pas Ennahda faire ce qu’il (voulait) du pays»… Des menaces à peine voilées ?

Crainte de violences
Dans le contexte de crise, une explosion de violence n’est pas à exclure. Et ce alors que les actions imputées aux fondamentalistes musulmans se poursuivent. Deux policiers ont été blessés dans un échange de tirs avec des salafistes présumés le 20 février 2013 dans la ville de Sidi Bouzid (sud-ouest), berceau de la révolution. Les tirs ont opposé des policiers et quatre hommes armés qui s'étaient retranchés dans une mosquée du centre de la ville après avoir été pourchassés par les forces de l'ordre. La région est l'une des régions d'implantation des salafistes, dont certains se déclarent ouvertement jihadistes.

Ces éléments sont d’autant plus inquiétants qu’une importante quantité d’armes de guerre, avec notamment des fusils mitrailleurs Kalachnikov et des lance-roquettes RPG, a été saisie dans la nuit du 20 au 21 février à Mnihla, à une dizaine de kilomètres au nord de Tunis. Ce n’est pas la première fois qu’une cache d’armes est découverte…

Rumeurs
Concernant l’enquête sur la mort de Chokri Belaïd, les autorités ont annoncé jeudi l’arrestation de suspects. Mais elles s’abstiennent de tout détail concernant l’enquête. Celle-ci «n’a pas abouti à l’identification du tueur, de ceux qui sont derrière cet assassinat et de ses mobiles», ont-elles indiqué.

Le black-out alimente les rumeurs. Certains avancent une implication de services étrangers, d’autres la piste salafiste. Il s’agirait d’un «ancien criminel en cavale devenu membre d'une cellule salafiste», a affirmé le journaliste Jamel Arfaoui sur Shems FM, citant «une source du ministère de l’Intérieur». «Intox et informations erronées», a répondu un conseiller de ce ministère.

De son côté, la famille du dirigeant assassiné accuse Ennahda. Ce parti a démenti toute implication dans l'assassinat.

Publié par Laurent Ribabeau Dumas / Catégories : Non classé