Près de deux ans après la révolution qui a apporté la liberté à la Tunisie, la situation n’est toujours pas stabilisée dans le pays: manifestations, grèves, violences salafistes, … Dans ce contexte, le calme est loin d’être revenu dans les têtes : de nombreux Tunisiens doutent et s’interrogent. Et parmi eux, les intellectuels.
«Depuis le 14 janvier 2011, notre parole, muselée, a éclaté au grand jour. Désormais, un déluge de mots inonde les places publiques, les médias, les réseaux sociaux. (…) Mais que veulent dire ces mots, jetés dans la mêlée ? Sont-ils la marque d’une liberté reconquise, comme certains le prétendent ? Et s’ils ne faisaient que refléter le désarroi, la panne des êtres ?», s’est demandé la romancière Azza Filali le 15 novembre, lors de la Journée mondiale de l’écrivain emprisonné, organisée dans le théâtre El Hamra de la capitale tunisienne, bel édifice des années 20.
Les difficultés du quotidien
Le départ, le 14 janvier 2011, du dictateur Zine el-Abidine Ben Ali a permis aux Tunisiens de prendre leur destin en main. Mais le goût de la liberté ne signifie pas que la vie soit pour autant devenue plus facile… C’est peut-être même le contraire qui s’est produit. L’accouchement des nouvelles institutions est un parcours lent et semé d’embûches. Des violences, liées aux salafistes et inconnues jusque là en Tunisie, ont fait leur apparition. Le chômage frappe toujours aussi cruellement. Et le climat social est perturbé par de nombreuses grèves et manifestations, elles aussi parfois violentes.
Dans le même temps, de «nouveaux tabous» sont apparus, pour reprendre les mots de l’universitaire Mondher Jabberi, qui est lui aussi intervenu sur la scène du théâtre El Hamra. On voit ainsi émerger des forces, en l'occurrence les salafistes, «qui profitent de l’ignorance du public auquel ils s’adressent ou, du moins, du caractère sommaire de ses connaissances en matière religieuse pour (...) imposer des règles vestimentaires, alimentaires et de comportement tout à fait nouvelles».
«L'exemple le plus frappant car le plus médiatisé est celui du port du voile intégral ou niquab. Cette règle interdisant aux femmes de montrer le visage est imposée en dépit de l’absence de tout texte religieux explicite», a poursuivi l'universitaire. Propos confirmé par une étude, réalisée à la grande université islamique d’Al Azhar au Caire, selon laquelle le voile n’est nullement un devoir religieux.
Les salafistes prétendent régir la vie quotidienne de chacun. Par exemple en interdisant l’alcool, qui a tendance à disparaître de certains restaurants et de certaines échoppes. Pire: on assiste à «une tendance inflationniste» des «nouveaux tabous», a expliqué Mondher Jabberi. En Egypte, certains, qui font «de l’interdiction de toute représentation une lecture littérale», ont ainsi récemment menacé de détruire le Sphinx et les pyramides. Comme l’avaient fait les talibans en 2001 avec les fameux bouddhas de Bamiyan...
«On aurait mieux fait de garder Ben Ali»…
Il y a les tabous. Il y a aussi le retour insidieux et subtil de certaines pratiques que l’on pouvait croire disparues. C’est par exemple le cas de la censure. La rétablir comme on la pratiquait sous Ben Ali «serait très coûteux. De plus, l’Etat ne peut plus réussir à contrôler de l’information», a expliqué dans son intervention le journaliste Raouf Seddik Et pourtant... «Dans les médias privés, les journalistes doivent se mettre au service des intérêts économiques en ménageant les annonceurs», a constaté Raouf Seddik. En clair, cela signifie que l’on doit pouvoir taire certaines vérités gênantes. Des professionnels de la presse citent aussi des cas directs d’intervention de leur direction. Par exemple «pour ne pas influencer la justice» dans le cadre d’une enquête en cours.
Dans ce contexte, de nombreux Tunisiens doutent. Certains allant jusqu’à dire : «Finalement, on aurait mieux fait de garder Ben Ali ! Il n’était pas si mal. C’est sa belle-famille qui a commis les malversations».
«Il ne suffit pas de prononcer le mot liberté»
Quelles réponses peuvent alors être apportées à ces doutes ? Qui semblent traduire des interrogations plus profondes et globales sur le sens à donner au mot «liberté». Et au sens à donner à la vie dans un régime démocratique. Un régime où, en principe, chacun doit se prendre en main et décider par lui même. «Evidemment, c’est plus facile dans une dictature où tout est bien borduré et où l’on pense à votre place», observait très justement une personne participant à la Journée de l'écrivain emprisonné.
«Il ne suffit pas de prononcer le mot liberté pour que celui-ci se libère (et nous libère)», explique de son côté Azza Filali. Dans le contexte actuel, il est essentiel de tenter d’apporter des réponses aux interrogations de chacun. «C'est à travers le roman, la poésie que cette panne des êtres et des mots peut trouver une possible résolution», pense la romancière. Les intellectuels ont donc là une responsabilité importante. Pour autant, sont-ils prêts et peuvent-ils jouer un rôle en la matière?
«Notre littérature est lente à prendre la mesure du bouleversement et à s’adapter aux évolutions de la société», constate Mondher Jabberi. «Pourquoi la création littéraire et artistique périclite-t-elle après la contrainte ?» exercée par une dictature, s’est demandé l’écrivain Gilbert Naccache. «Les intellectuels ont besoin de respirer » après une période de dictature, pense-t-il.
Comment, dès lors, la création peut-elle intervenir dans la période d’incertitude que connaît la Tunisie ? La réponse est tout sauf facile quand on sait les menaces pesant sur les créateurs. De ce point de vue, la caricature et le rire dans la littérature et le théâtre pourraient être très salutaires. Notamment pour désamorcer les tensions. «Mais sont-ils encore possibles dans notre pays ?», s’est interrogé Mondher Jebbari.