En dehors de la Tunisie, on ignore souvent la puissance du syndicat UGTT (pour Union générale tunisienne du travail), qui revendique 800.000 membres (sur une population de 11 millions d’habitants). Une puissance qui compte, alors que les conflits sociaux se multiplient dans le pays. Rencontre avec des syndicalistes de Ben Arous, important centre industriel au sud de Tunis.
«Depuis la Révolution [du 14 janvier, NDLR], le nombre de nos adhérents au niveau local a doublé, passant de 25.000 à 50.000 adhérents», raconte Mohamed Ali Boughdiri, secrétaire général de l’union régionale du syndicat. Dans le même temps, l’UGTT dit lancer à Ben Arous un préavis de grève par jour. Preuve que les ardeurs revendicatives des Tunisiens n’ont pas disparu avec le départ du dictateur Ben Ali…
Le gouvernorat (équivalent de département) de Ben Arous est favorisée par sa situation proche du port de Radès, par où transitent 80 % des échanges commerciaux du pays. Conséquence : de nombreuses entreprises étrangères, appartenant notamment aux secteurs de la métallurgie et de l’électronique, sont venues s’installer dans la zone. Parmi elles : les franco-européens Sagem (composants) et Airbus (câblage pour l’aérien). «Ils trouvent chez nous, à deux heures de Paris, du personnel compétent, qui parle français», observe Mohamed Ali Boughdiri. La région compte 200.000 salariés, travaillant à 80 % dans des PME de moins de 10 personnes.
Gagnant-gagnant ?
«Nous sommes heureux que les firmes étrangères viennent s’implanter ici. Nous voulons qu’elles profitent de leur présence ici. Mais nous voulons aussi qu’elles donnent un peu en échange», explique le syndicaliste. Conséquence : des conflits peuvent surgir, comme récemment avec le fabricant allemand de câbles Leoni. Lequel voulait transférer son usine locale vers d’autres sites de Tunisie. Il proposait au personnel de déménager, ou de recevoir une indemnité correspondant à quatre mois de salaire pour 10 ans d’ancienneté.
«Les ouvriers ont refusé. Nous avons alors occupé les lieux. Nous avons aussi activé la solidarité ouvrière : nous avons lancé un préavis de grève régionale dans tout le secteur électronique et métallurgique, qui regroupe 30.000 employés. Il y a eu des réunions au ministère de l’Industrie. Les pouvoirs publics ont tenté de faire pression sur l’entreprise. Mais ils ont peur qu’elle parte», raconte le représentant syndical du secteur métallurgique régional, Mohsen Khalfaoui.
Les grévistes ont été aidés dans leur mouvement par la venue à Ben Arous d’une délégation de la gauche allemande, qui leur a apporté son soutien. Puis l’ambassadeur de Berlin a visité le site. Finalement, la prime proposée est passée de quatre à… 25 mois de salaire. Conclusion du représentant du secteur : «En ce qui me concerne, je préfère travailler avec des sociétés étrangères, notamment européennes. En Europe, il y a des traditions syndicales qu’il n’y a pas ici : les entreprises ont l’habitude de discuter avec les salariés. Alors que les patrons tunisiens voient toujours en eux un ennemi», poursuit Mohsen Khalfaoui.
Le fait que de nombreuses sociétés étrangères soient installées à Ben Arous ne signifie pas forcément que la région soit plus favorisée que les autres. «Attirées par la concentration des activités, de nombreuses personnes, quittant leurs régions d’origine, viennent à Tunis ou ici pour chercher du travail. Conséquence : nous subissons ici un chômage de l’ordre de 25 %, soit la moyenne nationale», souligne Mohamed Ali Boughdiri. Et de rappeler que 800.000 Tunisiens sont privés d’emploi, dont 250.000 jeunes diplômés, 1,5 millions sont illettrés. Il rappelle aussi au passage que le salaire d’un ouvrier dans le secteur électronique à Ben Arous ne dépasse pas 400 euros.
L’indépendance avant toute chose…
La situation a-t-elle changé depuis la Révolution ? «Non ! Ce sont les mêmes choix économiques et politiques. La pauvreté, la précarité, l’esclavagisme, continuent», estime le responsable de l’UGTT régionale. L’esclavagisme ? «C’est le cas pour ces salariés qui ont des contrats au jour le jour». Des journaliers qui peuvent donc perdre leur travail à tout moment.
De son côté, le syndicat joue aussi un rôle politique. En 2009, au temps de la dictature, Mohamed Ali Boughdiri s’est ainsi présenté à des élections avec d’autres membres de l’UGTT sur une liste d’«initiative patriotique pour la démocratie». «Dans notre programme, nous présentions les mêmes demandes que lors des manifestations qui ont conduit à la Révolution. Cela a été très difficile», raconte-t-il sans en dire plus. «Mais nous en avons profité pour parler au peuple». L’année précédente, l’union régionale n’avait pas hésité à accueillir des familles des mineurs emprisonnés de Gafsa (est), lors d’une grève réprimée dans le sang. «Nous avons subi à la fois les pressions de la dictature et de notre direction nationale, qui me disait : ‘ tu nous mets dans une situation difficile !’», se souvient le responsable local.
L’organisation tient à affirmer haut et fort son indépendance. «La bataille pour notre indépendance a commencé avant l’indépendance politique de la Tunisie, en 1956. Nous avons toujours eu de mauvaises relations avec les pouvoirs publics !», explique Mohamed Ali Boughdiri.
Pour autant, à Ben Arous, entre Ennahda et la formation de gauche Nida Tounes, on ne cache pas une certaine préférence pour le second : «Il a le même programme économique que le premier, mais c’est un parti civil». Concernant les islamistes, les syndicalistes affichent une certaine méfiance. «Dans la grande manifestation du 14 janvier 2011 [jour de la fuite de Ben Ali, NDLR] à Tunis, il n’y avait ni salafistes, ni militants d’Ennahda», raconte l’un d’entre eux. Et d’ajouter : «On a toutes les vidéos !»