Tunisie: triste anniversaire...

Un jeune Tunisien manifestant devant l'ambassade américaine le 14 septembre 2012. Une manifestation au cours de laquelle quatre personnes ont été tuées. © AFP - FETHI BELAID

Il y a tout juste un an, les Tunisiens votaient librement pour la première fois de leur histoire. Enjeu de ce scrutin historique: l’élection d’une Assemblée chargée de rédiger une constitution. Mais aujourd’hui, celle-ci n’est toujours pas sortie de terre. Et la société tunisienne est plus divisée que jamais…

«On s’attendait à célébrer le premier anniversaire des premières élections démocratiques, libres et transparentes, dans l’histoire de la Tunisie, dans la communion. Pour un ratage, c’en est un et sur toute la ligne», expliquait le 24 octobre 2012 l’éditorialiste du journal La Presse. Ce dernier voulait parler de l’absence de «nombreux constituants» d’opposition lors d’une séance plénière extraordinaire en l’absence des plus hauts dirigeants du pays.

Electeurs attendant de voter à Sfax (est) le 23 octobre 2012

Electeurs attendant de voter à Sfax (est) le 23 octobre 2012

Mais de fait, cet anniversaire est un «ratage sur toute la ligne». Car aucune célébration unitaire n’a été organisée pour célébrer l’anniversaire de cet évènement historique que furent ces élections du 23 octobre 2011. Pour le comprendre, il suffit de se rappeler l’atmosphère de liesse et de fête qui régnait à Tunis ce jour-là, sous un beau soleil automnal. L’observateur étranger ne pouvait qu’observer la fierté des Tunisiens, conscients de vivre un moment exceptionnel. Les élections, organisées dans des conditions irréprochables, avaient été gagnées par le parti islamiste Ennahda (42 % des voix), qui a formé l’actuel gouvernement, en coalition avec deux partis laïcs.

Violences
Donc, aucune célébration unitaire. Par contre, des centaines de partisans du pouvoir et d’opposants ont manifesté toute la journée du 23 octobre devant l’Assemblée nationale en s’invectivant. Avant de quitter les lieux dans le calme. Alors que désormais les rassemblements sont régulièrement dispersés sans ménagement ou dégénèrent en affrontements avec la police.

Manifestants pénétrant dans l'ambassade américaine à Tunis le 14 septembre 2012

Manifestants pénétrant dans l'ambassade américaine à Tunis le 14 septembre 2012

Un an après, le souffle de la démocratie a bien pâli. D’abord parce que l’Assemblée constituante a échoué à adopter le nouveau texte constitutionnel, comme promis, dans un délai d’un an. Et puis aussi parce que l’atmosphère dans le pays est plus que délétère. Délétère parce que la violence a fait irruption sur la scène politique tunisienne.

Il y a notamment eu ce rassemblement qui a dégénéré devant l’ambassade des Etats-Unis à Tunis en septembre, faisant quatre morts (dont trois tués par balles) et des dizaines de blessés. Il avait été organisé pour protester contre le film islamophobe «L’innocence des musulmans». Un millier de personnes ont pris d’assaut la représentation diplomatique, pénétrant dans son enceinte. Ils ont aussi fait flotter des drapeaux salafistes sur le bâtiment.

C’est d’ailleurs aux salafistes qu'est attribuée toute une série d’attaques depuis plusieurs mois. Des attaques qui exaspèrent nombre de Tunisiens, lesquels vivent dans un pays connu, jusque-là, pour sa tolérance. Exemple parmi d’autres : celle qui a visé en juin l'exposition Printemps des arts au palais Abdallia de La Marsa (banlieue nord huppée de Tunis), au motif qu’ils présentaient des éléments «impis». Résultat, des œuvres d’artistes censés attaquer l’islam ont notamment été détruites.

Un manifestant brandit un drapeau salafiste, au milieu de gaz lacrymogènes, lors de la manifestation contre l'ambassade américaine (14-9-2012)

Un manifestant brandit un drapeau salafiste, au milieu de gaz lacrymogènes, lors de la manifestation contre l'ambassade américaine (14-9-2012)

 
Dans le même temps, des cités populaires de l’ouest de la capitale, mais aussi sa banlieue chic se sont embrasées. Simultanément, dans les régions, à Jendouba (nord), Sousse (est) et Monastir (centre-ouest), des sièges régionaux de la puissante centrale syndicale UGTT ainsi que des locaux de partis politiques d'opposition ont été attaqués. Si le pouvoir a condamné ces violences, il a aussi dénoncé les «provocations» artistiques et «l’atteinte au sacré». En clair : les «provocations» contre la religion.

«Double langage»
De son côté, l’opposition accuse le pouvoir et Ennahda de «double langage». Elle pointe ainsi du doigt la mise en ligne, début octobre, d’une vidéo, filmée en mars à son insu, où l’on voit le chef d’Ennahda, Rached Ghannouci, discutant avec des visiteurs salafistes. Il leur demande de faire preuve de «patience» et de «sagesse». Tout en expliquant que police et armée «ne sont pas encore sûres».

Rached Ghannouchi filmé par une caméra cachée

Mis en ligne le 9 octobre 2012 sur Youtube

Accusé d’avoir «tombé le masque», Rached Ghanoucchi répond dans une interview au Monde: «On a monté toute une histoire autour de ces vidées, on en a (…) extrait certaines séquences pour dire : ‘Ghannouchi est contre la démocratie’. Il n’y avait rien contre les droits de l’homme, rien sur un prétendu appel à un coup d’Etat ou sur la régression en ce qui concerne l’ égalité des sexes». Sur la menace intégriste, il explique : «Si nous voulons diaboliser les salafistes, dans dix ou quinze ans, ce seront eux qui seront au pouvoir... C'est pour cela que nous leur parlons en tant que citoyens, et non comme des ennemis».

«La Tunisie est à un tournant»
Il y a aussi tous ces évènements, qui, mis bout à bout, ne manquent pas d’inquiéter les amis de la Tunisie. Le procès du professeur Habib Kazdaghli, doyen de l'université de la Manouba, près de Tunis, qui doit comparaître en justice dans son pays le 25 octobre, accusé d'avoir agressé une étudiante en niqab. L’affaire de cette jeune femme, violée par trois policiers, traînée devant la justice pour «atteinte à la pudeur». La rédaction du projet de l’article 28 de la Constitution stipulant que la femme ne serait plus «égale», mais «complémentaire». Projet abandonné depuis.

Mais il y aussi les journalistes qui accusent le gouvernement de s’en prendre à la liberté de la presse. Et qui ont organisé une grève nationale le 17 octobre. La profession dénonce l’annulation de nominations controversées à la tête des médias publics. De son côté, le gouvernement dément mais estime que les journalistes le critiquent sans cesse, servant ainsi les intérêts de l’opposition.

Journalistes manifestant à Tunis le 17 octobre 2012 au cours de la journée de grève organisée par la profession

Journalistes manifestant à Tunis le 17 octobre 2012 au cours de la journée de grève organisée par la profession

 
Dans le même temps, les tensions sociales et le mécontentement vont grandissant, avec 17,6 % de chômeurs (notamment parmi les jeunes diplômés) au second trimestre 2012, selon les chiffres officiels. Ces dernières semaines plusieurs manifestations contre la pauvreté, des coupures d'eau et le chômage ont été réprimées dans le centre du pays.

Outre la tentative d'organiser une islamisation rampante de la société, l'opposition dénonce une dérive autoritaire. Leurs craintes sont renforcées par la publication, le 23 octobre, d’un rapport d’Amnesty International, intitulé «La Tunisie est à un tournant». «Au cours des derniers mois, les restrictions de la liberté d'expression se sont durcies», note le document. On y lit également : «Amnesty International  a reçu des informations faisant état d'actes de torture et d'autres formes de mauvais traitements, le plus souvent en provenance de manifestants qui ont affirmé avoir été frappés lors d'un rassemblement, d'une arrestation ou dans un centre de détention». Triste anniversaire, vraiment…

Publié par Laurent Ribabeau Dumas / Catégories : Non classé