Un couvre-feu nocturne a été décrété mardi 12 juin à Tunis et en banlieue ainsi que dans quatre régions du pays (Sousse, Monastir, Jendouba et Ben Guerdane) après une vague de violences sans précédent dans tout le pays impliquant des groupes de salafistes et de casseurs. Les troubles ont fait une centaine de blessés, dont 65 membres des forces de l'ordre. Caractéristique: les actions ont été simultanées dans plusieurs régions à la fois.
C'est la première fois depuis mai 2011 que la capitale tunisienne est soumise à un couvre-feu. L'Etat d'urgence est toujours en vigueur dans le pays depuis le soulèvement qui a abouti à la chute du dictateur Zine El Abidine Ben Al le 14 janvier 2011.
La mesure fait suite à une série de violences qui ont éclaté simultanément dans plusieurs régions du pays le 11 juin et se sont poursuivies au cours de la nuit suivante. «Nous nous attendons à ce que cela continue dans les jours à venir et à ce que le nombre d'arrestations augmente», a déclaré le ministre de l'Intérieur, Ali Larayedh, devant les députés.
Le motif invoqué: une exposition jugée "impie"
Les manifestations seraient liées à l'exposition «Printemps des arts» au palais Abdallia de La Marsa (banlieue nord huppé de Tunis) qui s'est tenue du 1er au 10 juin, et dont des oeuvres ont été jugées offensantes pour l'islam. En cause notamment: un tableau de l'artiste Mohamed Ben Slama représentant une femme quasi nue avec en arrière plan des hommes barbus, et une toile façon bande dessinée représentant un salafiste furieux.
L'exposition a été la cible d'attaques successives dimanche soir et lundi. Des oeuvres ont été détruites et des tags fustigeant les «mécréants» retrouvés sur les murs du palais, rapporte l'AFP. «Ce qui a mis de l'huile sur le feu, c'est le silence du gouvernement qui n'a rien fait contre cette exposition. On a affaire à des artistes qui attaquent l'islam, ce n'est pas nouveau», a déclaré Ali, un jeune manifestant cité par Reuters.
«Les manifestations sont une réaction à l'exposition mais peut-être aussi aux récents commentaires d'(Ayman) Al Zaouahri», a expliqué le ministre de l'Intérieur, Ali Larayedh. L'Egyptien Ayman Al Zaouahri, qui a succédé à Oussama Ben Laden à la tête d'Al Qaïda, a appelé dimanche 10 juin les Tunisiens à se soulever pour défendre la charia. Il a également accusé les islamistes d'Ennahda, le parti politique qui mène la coalition gouvernementale en Tunisie, de s'être reniés et d'avoir trahi l'islam.
Une centaine de blessés
Les cités populaires de l'ouest de la capitale, mais aussi sa banlieue chic du nord, se sont embrasées, et ont été le théâtre d'affrontements violents entre des groupes d'islamistes radicaux et de casseurs, et les forces de l'ordre. Des manifestants sont entrés dans des mosquées, appelant par haut-parleur les fidèles à défendre la charia. Des rues, des voies de tramway ont été bloquées et des pneus incendiés. Les forces de sécurité, qui sont intervenues à coup de grenades lacrymogènes et en tirant en l'air, ont essuyé des jets de cocktails Molotov.
Selon des témoins cités par Reuters, des émeutiers s'en sont pris à un tribunal du quartier de Sidi Hussein et ont tenté d'incendier un commissariat d'Ettadhamen. Des magasins ont été pillés et de nombreux commerces sont restés fermés mardi matin. Une journaliste a raconté avoir entendu à Tunis même des coups de feu dans la nuit du 12 au 13 juin.
Les troubles ont fait une centaine de blessés, dont 65 membres des forces de l'ordre, et plus de 160 personnes ont été arrêtées, selon le gouvernement, qui a dénoncé des «actes terroristes». Il a promis que les assaillants seraient jugés en vertu des loi anti-terroristes de 2003 établies sous Ben Ali.
Des actions simultanées
Simultanément, dans les régions, à Jendouba (nord), Sousse (est) et Monastir (centre-ouest), des sièges régionaux de la puissante centrale syndicale UGTT ainsi que des locaux de partis politiques d'opposition ont été attaqués. Un groupe de jeunes a par ailleurs bloqué la route principale menant à Bizerte (nord). A Sousse, des heurts ont éclaté et un centre d'exposition a été attaqué par les salafistes.
Le ministère de la Justice a annoncé mardi 12 mai la mobilisation des gardiens de prison pour «protéger» les tribunaux à travers le pays. «Ils ont reçu des ordres pour utiliser tous les moyens, y compris les tirs à balle réelle, pour déjouer toute éventuelle attaque», a déclaré le ministère de la Justice. Fin mai, le ministre de l'Intérieur avait déjà annoncé que les forces de l'ordre étaient habilitées à faire usage de balles réelles en cas d'attaques contre des «institutions souveraines», après une série d'attaques contre des casernes de police.
Un leader salafiste appelle au "soulèvement"
Tout en niant toute implication dans les violences, le mouvement salafiste radical Ansar Al Charia a appelé «tous les Tunisiens» à manifester vendredi 15 mai après la prière. «Ansar Al Charia appelle tous les Tunisiens à manifester dans tout le pays pour protester contre les atteintes à la religion», a déclaré un proche du leader radical Abou Iyadh, issu de la tendance salafiste jihadiste.
Un jeune imam radical, Abou Ayoub, a, lui, appelé «au soulèvement». Il s'est rendu célèbre en Tunisie pour être un de ceux qui avaient appelé en octobre 2011 à attaquer la chaîne Nessma après la diffusion du film Persépolis. S'ils demandent que l'islam joue un plus grand rôle dans la société, les chefs de file salafistes ont affirmé qu'ils agiraient pacifiquement et qu'ils n'avaient pas l'intention d'affronter Ennahda.
Le pouvoir hausse le ton et dénonce les «provocations»
Le pouvoir a certes haussé le ton envers les fauteurs de troubles. Dans un communiqué publié mercredi au nom des «trois présidences» (le chef de l'Etat Moncef Marzouki, le président de l'Assemblée constituante Mustapha Ben Jaafar et le chef du gouvernement Hamadi Jebali), l'Etat a condamné «des groupes extrémistes qui menacent les libertés», allusion implicite aux salafistes impliqués dans les violences. Ces groupes «tentent de perturber le pouvoir et de semer la terreur, s'arrogent le droit de se substituer aux institutions de l'Etat et tentent de mettre sous leur coupe les lieux de culte», ajoute le communiqué. Le texte met aussi en cause «des spectres du régime déchu qui tentent de mettre en échec le processus de transition», accréditant la thèse d'une infiltration des salafistes par des ex RCdistes, les membres du parti dissous RCD de Ben Ali.
Mais le pouvoir a aussi dénoncé les «provocations» artistiques supposées avoir mis le feu aux poudres. Dans leur communiqué, les trois présidences ont ainsi condamné «l'atteinte au sacré», qui «ne procède pas de la liberté d'opinion et d'expression et qui vise à provoquer et à semer la discorde ainsi qu'à profiter d'une situation sensible pour nourrir les tensions». Dès mardi, le ministre de la Culture, Mehdi Mabrouk, avait annoncé qu'il allait déposer plainte contre les organisateurs de l'exposition et fermer le palais où les oeuvres ont été exposées.
Le parti Ennahda a lui aussi dénoncé «l'atteinte au sacré» et appelé à manifester vendredi après la prière. La formation se joint ainsi de facto aux groupes salafistes qui avaient lancé cet appel dès mardi 12 juin. «Comment doit-on définir le 'sacré'. Pour moi, le drapeau tunisien est sacré. Mais pas pour les salafistes qui lui préfèrent le drapeau noir», déclare un observateur.
Nombre de Tunisiens s'interrogent sur le caractère simultané des troubles et l'identité des assaillants, qualifiés de «salafistes et de groupes de délinquants mêlés» par le ministère de l'Intérieur. «Le fait que les violences aient éclaté en plusieurs endroits au même moment laisse à penser que c'était organisé», a concédé le porte-parole du ministère de l'Intérieur Khaled Tarrouche.
Plusieurs internautes et commentateurs ont relevé que ces violences survenaient deux jours après l'appel du chef d'Al Qaïda Ayman Al Zawahiri. «Je ne crois pas qu'il existe en Tunisie un espace pour des appels de ce genre», a réagi le porte-parole du gouvernement.