Mohamed Haddar est professeur d’économie à l’université de Tunis. Il livre son analyse sur la situation économique du pays et l’impact de la crise sur le processus démocratique.
Comment jugez-vous la situation actuelle en Tunisie ?
En janvier 2011, après la chute de Ben Ali, l’espoir régnait. Les habitants demandaient alors deux choses : la dignité, avec notamment un emploi durable, des conditions de vie décentes, et la liberté. Quatorze mois après, cet espoir a fait place à aux questionnements et à la peur.
L’histoire des pays d’Amérique latine, d’Europe du sud et de l’est montre que l’instauration de la démocratie est pleine d’incertitudes. Ce n’est pas un processus linéaire et il peut y avoir des retours en arrière. Tout cela, en Tunisie, nous avons eu tendance à le sous-estimer.
Nous devons aussi comprendre qu’une telle période a un coût, qui se caractérise par une perturbation de l’appareil économique et une agitation sociale. Il s’agit là d’un processus plus ou moins long. Le pays en est là. Les perturbations sont donc normales, comme le sont les attentes et les impatiences de la population. Mais ces attentes sont presque illimitées. Les gérer est donc une question très compliquée. Et y répondre une tâche surhumaine ! Or Ennahda, le parti islamiste qui dirige le gouvernement, ne l’imaginait pas et n’avait aucune expérience pour y faire face.
Concrètement, où en l’économie de votre pays ?
Tous les indicateurs macro-économiques sont au rouge. Il y a officiellement 730.000 chômeurs. Mais on pense que le chiffre est plus près de 800.000. L’activité touristique a chuté de 30 % en 2011. Et le PIB s’est replié de 1,8 %. Le gouvernement a annoncé un taux de croissance de 2 % pour le premier semestre 2012. Mais ce chiffre est en contradiction avec ce que nous dit la Banque centrale : celle-ci juge la situation préoccupante et observe que le déficit s’aggrave...
Dans le même temps, la balance commerciale est négative, les investissements sont en régression. Quant à l’inflation, elle est officiellement de 5,4 %. Mais ça, c’est le chiffre brut de l’Institut national de la statistique. Il ne reflète pas ce qu’en perçoivent les Tunisiens. C’est inimaginable de voir que le kilo de tomates coûte 2,40 dinars [1,20 euro, NDLR] et celui de piments 3,50 dinars (1,75 euro) ! Le poisson est hors de prix. En clair, le pouvoir d’achat des Tunisiens a baissé et la classe moyenne s’est appauvrie.
Pendant ce temps, le seuil de pauvreté, retenu par les anciens responsables, est de 400 dinars [200 euros, NDLKR] par an. Soit 1,09 dinar par jour ! La situation est donc inquiétante.
Face à cela, comment voyez-vous l’action du gouvernement ? Et comment voyez-vous l’avenir ?
Comme on le dit, gouverner, c’est anticiper. Il faut avoir une vision claire des projets et des mesures concrètes à prendre. Il est indispensable d’instaurer la confiance en assurant la stabilité et la sécurité. Il faut aussi tenir un discours de vérité. Bref, le contraire de ce qui se passe et de ce que fait le gouvernement dirigé, principalement, par Ennahda ! Lui, il en est encore à discuter de son programme économique.
Ce parti disait qu’il allait instaurer une bonne gouvernance et une bonne justice, mettre fin à la corruption. Ce qu’a cru le peuple après la corruption systématique que l’on a connu sous l’ère Ben Ali. Mais les responsables réalisent que la situation est beaucoup plus complexe.
Il n’est pas possible de continuer comme cela. Pour sortir de cette impasse, il faudrait un gouvernement restreint de technocrates et de personnalités compétentes qui se tiennent à l’écart du tourbillon politique. Surtout que jusqu’au printemps 2013, les partis politiques vont se lancer dans une campagne électorale. Dans ce contexte, il est très probable qu'il y ait confusion entre les responsabilités politiques et la gestion des affaires de l’Etat.
D’une manière générale, je reste assez optimiste parce que je constate que la Tunisie a une jeunesse éduquée et ambitieuse. Et une société civile très agissante. Par ailleurs, les électeurs ne sont pas forcément convaincus par la politique du gouvernement Ennahda. Ils sont capables de comprendre la situation et savent qu’il n’y a pas de baguette magique pour régler les problèmes. Aux prochaines élections en 2013, ils ne voteront pas forcément pour les islamistes.