Hmida Ben Romdhane était encore, il y a peu, directeur du quotidien La Presse, propriété de l’Etat tunisien. Olfa Belhassine est, quant à elle, journaliste dans le même quotidien. Deux regards sur la situation de la presse et du pays.
Les raisons d’un départ
«Le 6 janvier 2012, j’ai atteint mes 60 ans, le 7 j’étais à la retraite», raconte Hmida Ben Romdhane, que nous avions rencontré lors de notre venue à Tunis au moment des élections en octobre.
Un simple départ en retraite, donc. Sauf que… «Le conseil d’administration du journal m’avait proposé pour un nouveau mandat. Il a donc demandé au premier ministre de valider cette demande. La réponse n’a pas été favorable. En fait, l’autorité de tutelle n’était pas tout à fait contente de la manière dont je gérais La Presse. Mais techniquement et juridiquement, elle était tout à fait dans son droit».
Il faut dire que nommé après la chute de la dictature, Hmida Ben Romdhane a «instauré une nouvelle ligne éditoriale dans une rédaction habituée à obéir aux ordres du pouvoir». «Nous avons pris une nette distance avec la tutelle. Et nous avons exercé notre travail avec le maximum de professionnalisme et d’indépendance. Mais on nous a trouvés un peu trop critiques. Par exemple quand nous avons dénoncé un nouveau népotisme. Ou évoqué le fait que le nouveau ministre des Affaires étrangères, Rafik Ben Abdessalem, n’est autre que le gendre de Rached Ghannoucci, le président du parti islamiste».
L’inquiétude d’Olfa Belhassine
«En tant que journaliste et en tant que citoyenne, je suis très inquiète de ce qui se passe», explique Olfa Behassine, que nous avions également rencontrée en octobre dernier, en montrant les épreuves d’un numéro spécial de son journal sur les médias. Titre de la troisième partie, qui en dit long sur les préoccupations des journalistes : «Brouillard sur la planète médias». Certes, dans son quotidien, elle n’est pas censurée et peut écrire ce qu’elle veut. Même si le successeur de M. Ben Romdhane a été désigné par le pouvoir en place.
Mais elle constate qu '«Ennahda, qui entend rester au pouvoir, est en train de changer tous les responsables d’administrations ou de sociétés publiques pour tout contrôler». Notamment dans les médias. «Le directeur de la radio a ainsi appris par son chauffeur qu’il était débarqué. Il a été remplacé par un technicien membre du parti islamiste», explique-t-elle. Et d’ajouter : «Je suis très déçue. Après cette belle révolution, quel gâchis ! Les premiers jours, tout était possible, tout s’élargissait. Maintenant, tout cela est fini».
L’attitude d’Ennahda
«Les gens d’Ennahda n’acceptent pas la critique. Ils veulent mettre la main sur l’information», estime Hmida Ben Romdhane. Et de dénoncer au passage le cynisme d’un parti qui a nommé à la tête de La Presse un ancien responsable médiatique qui exerçait déjà sous l’ère Ben Ali, à une époque où l’on combattait durement les islamistes : «Les nouveaux dirigeants ont lu Machiavel !», constate-t-il.
Dans le même temps, «ce parti s’est imposé comme le parti du peuple. Aujourd’hui, celui qui est contre lui est donc contre le peuple», estime-t-il.
«Ennahda est un parti très fermé. Il estime qu’ayant le pouvoir, c’est à lui de gérer tout tout seul en excluant le reste de la classe politique. Résultat : ils ne consultent personne et improvisent», observe Olfa Belhassine. Elle cite l’exemple du programme économique du gouvernement, publié le 26 avril : «dans ce programme, il n’y a rien de concret. Rien sur les stratégies, les délais etc…» Et «en matière de presse, ils n’ont que des clichés et des aprioris sur le métier».
De son côté, M. Ben Romdhane dénonce les attaques d’Ennahda contre le journal de la chaîne publique. «Il y a eu un progrès énorme depuis la révolution. Aujourd’hui, en matière de traitement de l’information, c’est la meilleure télévision publique du monde arabe. Elle a réussi à rompre le cordon ombilical avec le pouvoir. La preuve ? 50 % des Tunisiens regardent le journal. Contre 10 % sous Ben Ali».
Quel avenir ?
«Je ne pense pas que des gens qui se disent au service de Dieu soient prêts à céder le pouvoir s’ils perdent les élections. Il y a des signes inquiétants qui vont dans ce sens. Comme le fait que les listes électorales n’aient toujours pas été révisées», pense l’ancien directeur de La Presse.
Pour lui, le parti islamiste perd du terrain dans l’opinion car ses dirigeants «n’ont tenu aucune de leurs promesses électorales». «On sent qu’ils commencent à paniquer. Leur drame, c’est qu’ils n’ont pas de cadres compétents. Cela est lié au fait que nombre d’entre eux ont été emprisonnés. La prison ne rend pas capable de diriger un pays qui se trouve dans la situation la plus difficile depuis son indépendance en 1956. Je les soupçonne de regretter d’avoir pris le pouvoir maintenant. Ils ont sans doute commis une faute mortelle. Et maintenant, ils assurent une gestion chaotique».
«Ce qui m’effraie, c’est de revivre le même cauchemar que sous les années Ben Ali», explique de son côté Olfa Belhassine.
« Une possibilité de guerre civile » ?
«C’est vrai qu’on parle de plus en plus d’un scénario à l’algérienne», explique la journaliste quand son confrère étranger lui rapporte ce qu’il a entendu dire. «Et ce dans la mesure où il y a les incidents avec les salafistes, bras armé d’Ennahda».
Quand on évoque devant lui un tel scénario, Hmadi Ben Romdhane répond : «Nous sommes dans une situation très difficile. Le risque de guerre civile n’est donc pas à exclure. Surtout que le gouvernement ne met pas fin à la violence quand elle le sert, comme c’est le cas avec les salafistes. Mais il est très prompt à réagir quand une manifestation est tournée contre lui. On l’a vu notamment le 9 avril . Il œuvre pour une polarisation potentiellement explosive. A cette fin, il utilise les salafistes qui sont ignares et ne savent rien de la politique ni de la religion».
Optimiste, malgré tout ?
«Ce qui me rend optimiste, c’est de voir la vigueur de la société civile. La liberté d’expression est le vrai acquis de la révolution. C’est aussi une société cultivée qui est bien immunisé contre un régime totalitaire. C’est un avenir difficile. Mais qui n’est pas sans espoir», estime M. Ben Romdhane.
Olfa Belhassine est du même avis. «Je suis pessimiste, mais pas très pessimiste. Le mur de la peur s’est cassé. La société civile est devenue un vrai pouvoir. Un peu le cinquième pouvoir, après la presse, qui est le quatrième. Et puis, il y a les réseaux sociaux. Aujourd’hui, l’information ne peut plus être enfermée. C’est un vrai acquis. On peut organiser une manifestation rien qu’en communiquant par Facebook ou Twitter !», conclut la journaliste.