Notre interlocuteur ne tient pas à être nommé. On dira juste qu’il est diplomate d’un pays occidental en poste à Tunis. L’analyse qu’il fait diffère de celle de nombreux Tunisiens.
«C’est une évidence : la société tunisienne ne va pas bien. Elle est inquiète, elle n’est pas sereine. Dans le même temps, il faut voir que depuis la révolution du 14 janvier 2011, l’inquiétude n’a jamais quitté les Tunisiens», explique ce diplomate. De ce point de vue, toutes les rumeurs qui circulent dans le pays sont très significatives. Celles par exemple sur un coup d’Etat de l’armée. Ou celles, en février 2011, qui parlaient d’enlèvements d’enfants. Résultat : les parents se précipitaient dans les écoles pour aller récupérer leur progéniture.
«Cet état psychologique s’explique notamment parce le fait que le régime est tombé très vite et que les nouveaux dirigeants ont dû digérer une transition au jour le jour. Ils n’ont eu aucun répit. De plus, la révolution s’est faite sans leader. Il n’y a eu aucune figure incontestée pour donner une direction claire», pense l’observateur.
Forte bipolarisation
Croit-il à un scénario de guerre civile évoqué par certains Tunisiens ? «Certes, il y a une très forte bipolarisation, en gros entre civils et religieux, qui a tendance à s’approfondir. Mais il n’y pas d’armes en circulation. On est loin d’un engrenage fatal, genre scénario à la libanaise», répond le diplomate.
Selon lui, la situation actuelle s’explique notamment par le fait que la frange laïque de la Tunisie ne connaîtrait pas son pays. «A l’occasion de la révolution, elle a découvert qu’il y avait une vie ailleurs que sur le littoral», dit-il. Elle s’est ainsi retrouvée confrontée à tous les problèmes sociaux de la Tunisie : pauvreté, disparités entre nord et sud… «Elle n’était pas forcément responsable de son ignorance, notamment parce que les chiffres sur ces questions étaient tronqués par le régime», précise-t-il.
Cette coupure sociologique s’est transcrite sur le plan politique. «Au début, en janvier 2011, on a assisté un peu à une sorte de révolution bourgeoise. La transition a été prise en charge par les anciens opposants officiels. Mais à partir de février-mars, les classes populaires ont commencé à s’inviter à la table du banquet. Ce sont elles qui ont assuré la victoire du parti islamiste Ennahda. Celui-ci leur paraissait représenter le plus une rupture radicale avec l’ancien régime», analyse le diplomate.
Un danger d’islamisation pour la Tunisie ?
Le mouvement est-il pour autant une menace ? «Il faut voir que l’islamisation a commencé du temps de Ben Ali. Celui-ci persécutait ceux qui s’en réclamaient. Mais en même temps, il encourageait le mouvement. Ainsi, à partir de 2000, il s’est mis à parsemer ses discours de formules religieuses. Et c’est lui qui a créé une banque islamique, la banque Zitouna», explique l’observateur.
Il pense qu’Ennahda a su capter cet héritage tout en s’appuyant sur le conservatisme de la société tunisienne, «qui reste une société méditerranéenne, très machiste, même si elle est avance sur les sociétés arabes du Moyen Orient». Pour lui, le parti religieux, s’il s’est intégré au paysage politique, cherche d’abord à exercer une influence. Certes, la société civile reste forte. «Mais cela reste surtout vrai à Tunis. Ailleurs, dans les campagnes, l’islamisation progresse assez vite».
Plutôt pessimiste, tout cela… Pour autant, notre observateur est plutôt optimiste à moyen terme. Il pense que la Tunisie saura se stabiliser «avec une élite politique regardant vers l’Europe». «Il ne faut pas crier au loup en permanence, comme on a parfois tendance à le faire dans les beaux quartiers. Alors qu’on peut légitimement être inquiet pour un pays comme l’Egypte, on constate ici un détachement vis-à-vis de la religion. Les Tunisiens sont des jouisseurs : ils aiment boire et ils aiment vivre», conclut-il.