Les incidents avec les salafistes: l'analyse d'un universitaire

Abdelkrim Hizaoui (FTV - Laurent Ribadeau Dumas)

Une agression a été menée le 23 avril devant la télévision publique à Tunis par des «sit-inneurs» salafistes. Un incident qui fait suite à de nombreux autres. La Tunisie est-elle en train de prendre un mauvais virage ? La réponse de l’universitaire Abdelkrim Hizaoui, responsable du Centre africain de perfectionnement des journalistes et communicateurs (CAPJC).

Comment expliquez-vous cette agression ?

Le sit-in, organisé par des soi-disant salafistes, a commencé fin 2011. Jusqu'au 8 mars,  les participants, qui demandaient un «assainissement» de la télévision publique, étaient, pour certains, de bonne foi. Leur chef a d'ailleurs mis fin à la manifestation en disant qu’ils avaient été entendus.

Pourquoi une telle manifestation ? Il faut expliquer qu’en Tunisie, le journal de 20 heures de la chaîne publique joue un rôle considérable. Dans la mesure où il accueille 5 millions de personnes, tous les regards se portent vers lui.

Après la révolution, un nouveau rédacteur en chef a été nommé. Mais aujourd’hui, nombreux sont ceux qui continuent à accuser la chaîne de ne pas couvrir toute l’actualité. Il faut dire que dans la période actuelle, le travail des journalistes est un casse-tête quotidien en raison du foisonnement d’évènements, entre les grèves, les activités officielles…S’ils couvrent beaucoup de social, les politiques les accusent de ne pas suffisamment montrer l’action du gouvernement. S’ils montrent trop d’événements officiels, on les accuse d’être revenus à un passé révolu. Dans ce contexte, le point d’équilibre est difficile à trouver.  D’autant plus qu’il n’y a jamais eu de débat sur cette question.

Dans le même temps, l’électorat d’Ennahda n’a pas vu sa victoire transformée au niveau du journal télévisé. Il aurait voulu qu’il soit présenté par des barbus ou des femmes voilées !

Au centre de Tunis, avec, au fond, la porte de France

Au centre de Tunis, avec, au fond, la porte de France

Je le répète : au début, des gens de bonne foi se sont exprimés. Après le 8 mars, les manifestants ont fait profil bas. Mais la semaine dernière, Ennahda a voulu passer à la vitesse supérieure en évoquant l’éventualité de privatiser les médias publics. Une nouvelle vague a alors envahi le square en face de la télévision. Et hier après-midi (le 23 avril, NDLR), ce sont des brutes déchaînées qui ont été lâchées. En l’occurrence plus des hommes de main payés ou endoctrinés pour ce type d’actions.

Le ministre de l’Intérieur, issu du parti islamiste, qui donne l’impression d’être sincère et n’a jamais un mot de trop, a annoncé qu’il allait prendre des dispositions. Mais il avait déjà annoncé une enquête après la répression de la manifestation du 9 avril.  Ce jour-là, des miliciens en civil, qui accompagnaient les forces de l’ordre, ont bastonné des manifestants de la société civile. On a vu des images très précises, notamment sur Facebook. Comme le dit le proverbe tunisien, «On ne peut pas cacher le soleil avec un tamis !»

Quelle lecture faites-vous de l’événement ?

Il est lié au fait qu’Ennahda cherche à placer ses gens un peu partout, comme le montrent des indices concordants. Il n’hésite pas non plus, d’ailleurs, à mettre en place des personnes de l’ancien régime. Par exemple, au quotidien La Presse, il a nommé l’ancien directeur de l’agence de presse officielle et du Renouveau, l’organe du RCD, le parti de Ben Ali.

A la télévision, il a installé un membre connu de la formation islamiste. Mais la rédaction dispose d’une certaine autonomie. Dans ce contexte, Ennahda tolère que la télé soit attaquée parce qu’elle appelle «le peuple». Il fait donc jouer la rue contre la hiérarchie issue de ses rangs ! C’est un peu troublant…

Pour poser la question crûment : la Tunisie est-elle mal partie ?

Restons optimiste. Pour moi, c’est vrai qu’il y a une tentative d’islamiser la société. Ennahda a essayé, à plusieurs reprises de faire bouger les lignes. Mais à chaque fois, il a échoué, par exemple quand il a voulu introduire le principe de la charia dans la Constitution. A chaque fois, il a dû reculer en raison des réactions très fortes de la société civile. Ainsi, quand ont été annoncées les nominations dans les médias sans concertation, il y a eu une énorme manifestation à l’appel des journalistes. Pour moi, c’est de là d’où vient l’espoir : des associations, des citoyens…

Il faut dire aussi qu’au sein du camp islamiste, il y a des tendances différentes entre les modérés et une aile dure. Appartient à cette dernière ce député qui a déclaré à l’Assemblée qu’il fallait appliquer la charia en pratiquant la peine capitale, en amputant les mains, en ayant recours aux châtiments corporels. En Tunisie ! Heureusement, là encore, cela a créé un énorme scandale !

Le ministère de la Justice, boulevard Bab Benat, à Tunis.

Le ministère de la Justice, boulevard Bab Benat, à Tunis.

Actuellement, le rapport de forces n’est pas favorable aux islamistes. Ils ont pris le pouvoir à un mauvais moment. La situation économique n’est pas bonne. Et avec la révolution, les gens ne se taisent plus quand ils mécontents.

L’an prochain, pour les prochaines élections, les citoyens voteront sur la base d’un bilan. Aujourd’hui, que voient-ils ? Qu’Ennahda place son maintien au pouvoir avant son programme politique. Qu’il pratique le clientélisme comme au temps de Ben Ali. Et que ses responsables ne sont pas forcément compétents. Dans le sud, là d’où est partie la révolution, le mécontentement est très haut. Et comme la société civile, qui s’est libérée de la dictature, a repris toute sa place, les difficultés s’accumulent pour les islamistes.

Là où je suis un peu pessimiste, c’est quand je vois que l’Etat est affaibli. J’espère qu’il n’y aura pas de violences. Et que la situation ne va pas dégénérer comme en Egypte ou en Libye.

Publié par Laurent Ribabeau Dumas / Catégories : Non classé