La démocratie qui «grince»: rencontre avec un couple à part

La plaque à l'entrée de l'école de la fondation Bouebdelli (FTV - Laurent Ribadeau Dumas)

On peut presque dire que le couple Madeleine et Mohamed Bouedbelli est une institution à Tunis... Ce couple, marié depuis 50 ans, est à l’origine d’une fondation scolaire et universitaire qui porte son nom. Partisans de Habib Bourguiba, le fondateur de la Tunisie moderne, et opposants à la dictature de Ben Ali, «ce sont vraiment des gens à part», remarque un observateur avisé. Rencontre.

Ils vous fixent rendez-vous à 7h30 du matin, à l’ouverture des portes de leur groupe scolaire, installé à l’angle de l’avenue Mohammed V et de la rue d’Angola dans un bâtiment construit en 1936 par la congrégation des sœurs de Saint Joseph de l’Apparition. L’établissement compte 1500 élèves, de la primaire au lycée. Dans ces mêmes locaux est installée une université, qu’ils ont fondée, la première privée en Tunisie, pour le droit, l’économie, la gestion et des études d’ingénieur. Elle regroupe également 1500 étudiants.

Sous Ben Ali: faire reculer les murs...
L’ensemble intéressait le dictateur Zine El Abidine Ben Ali. A tel point qu’il avait convoqué Mohamed Bouedbelli pour lui demander de lui en céder la propriété. Tout en lui confiant : «J’ai de l’admiration pour vous». «Pour ces gens sans culture et sans instruction, c’était le moyen de se donner une valeur intellectuelle», raconte aujourd’hui le couple.

Mais celui-ci refuse d’obtempérer à l’injonction. Ben Ali n’apprécie pas. «Le gouvernement a alors décidé de nous déposséder en faisant voter une loi scélérate et rétroactive : chaque classe des écoles tunisiennes devait faire 42 m2 de surface. Alors que dans notre établissement, la surface des classes était de 40 m2 ! Nous avons dû nous faire reculer les murs de 30 cm en faisant travailler des maçons le week-end», se souviennent Madeleine et Mohammed Bouedbelli. Le pouvoir tente de faire fermer le lycée. Dans le même temps, il multiplie les filatures, les écoutes, les contrôles fiscaux. Bilan : «Quand on veut tenir tête à un pouvoir, il faut être nickel !»

Pub, apposée sur l'établissement, de l'université de la fondation Bouebdelli

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Les Bouebdelli ne s’arrêtent pas là. En 2009, Mohammed publie à Paris un livre «Le jour où j’ai réalisé que la Tunisie n’est plus un pays de liberté», un réquisitoire contre la dictature. Il fournit aussi des éléments d’information au journaliste français Nicolas Beau, auteur de «Notre ami Ben Ali, l’envers du décor tunisien» et de «La régente de Carthage, main basse sur la Tunisie». Aujourd’hui, il pense que s’il n’y avait pas eu la révolution, il aurait été liquidé…

«La démocratie n'est pas encore sur les rails»
Heureusement, le régime est renversé le 14 janvier 2012. La mise en place de la démocratie permet le retour du groupe scolaire dans des eaux plus calmes. «Pour autant, aujourd’hui, la démocratie grince, elle n’est pas encore sur les rails. Il faut dire que pour beaucoup de gens, c’est la liberté d’obtenir ce qu’ils veulent. Pour les chômeurs, par exemple, c’est celle d’obtenir un travail, un logement», estiment les Bouebdelli. Le problème social est d’autant plus aigu que pendant les années de la dictature, les chiffres de la pauvreté ont été «bidonnés». Et aujourd’hui, on découvre le phénomène dans toute son ampleur, avec, sans doute, un million de sans emplois pour un pays de 10 millions d’habitants.

«Evidemment, il faut un temps de transition pour que de nouvelles institutions se mettent en place, surtout dans un pays où la culture démocratique n’existait pas», observe le couple. De plus ajoute-t-il, l’actuel gouvernement, dirigé par les islamistes d’Ennahda, n’a aucune expérience. «Les nouveaux dirigeants, enfermés sous la dictature, puisent leur légitimité dans leurs années de prison. Mais la prison, ça vous casse le bonhomme. Et pour se remettre dans le circuit, pour acquérir les compétences pour gouverner, il faut des années. Heureusement, ils commencent maintenant un peu à revoir les choses. Ils sont conscients qu’ils ont commis des maladresses».

«Vers une guerre civile ?»
Pour autant, l’économie ne repart pas. Et le gouvernement laisse faire, pensent les Bouebdelli. «On lui dit ‘Dégage!’ mais il ne réagit pas. Il n’a aucune audace. Résultat : il y a encore plus de corruption que sous Ben Ali !», poursuivent-ils.

La porte de l'école de la fondation Bouebdelli, côté rue d'Angola à Tunis

La porte de l'école de la fondation Bouebdelli, côté rue d'Angola à Tunis

Pendant ce temps, les revendications montent : «les gens veulent un travail, donner une bonne éducation à leurs enfants». Tous les jours, la presse fait un compte-rendu des sits ins, annonce de nouveaux mouvements sociaux. «A côté des problèmes de la pauvreté, il y a l’augmentation du coût de la vie, de la délinquance, l’incertitude de l’avenir. Il y a aussi le problème des salafistes qui sont des éléments incontrôlables, peu nombreux mais violents, et vis-à-vis de qui Ennahda entend agir par le dialogue». Résultat: «nombreux sont ceux qui commencent à regretter Ben Ali !».  Comme « il y aussi des gens, à gauche et parmi les partisans de l’ancien régime, qui ne veulent pas forcément qu’Ennahda réussisse», observe le couple…

Pour Mohammed Bouedbelli, «si la situation continue comme aujourd’hui, on pourrait très bien avoit une guerre civile !». Son épouse est moins pessimiste. Encore que... «Si le pouvoir ne réagit pas avec fermeté, ne rétablit pas la sécurité, ne met pas au pas les salafistes, ne redonne pas confiance aux investisseurs, ne résout pas au moins en partie le problème du chômage, cela va finir par saute», conclut-elle.

Publié par Laurent Ribabeau Dumas / Catégories : Non classé