Nawaat ou la volonté d'une information alternative

Des journalistes de Nawaat au travail. A gauche, le rédacteur en chef, Malek Kadhraoui. De dos, à droite, le webmestre, Houssem Hajlaoui

«Il n’y a pas de démocratie sans médias indépendants», proclame-t-on haut et fort à Nawaat («le noyau» en arabe), site d’information et de blogs installé dans le cœur de Tunis. Un site qui se définit comme un «média alternatif activiste». Lequel a des positions qui bousculent certaines idées reçues sur la situation actuelle dans le pays, les salafistes…

Quel rôle pour les médias ?
Pour les responsables de Nawaat, le débat sur la presse est récurrent depuis la révolution du 14 janvier 2011. «Il s’agit de savoir quel doit être le rôle des médias dans le nouveau paysage. Pour nous, il faut se pencher en priorité sur la défense des revendications de cette révolution, la justice et la stabilisation du pays», explique le webmestre Houssem Hajlaoui. Un rôle militant, alors ? «Nous cherchons à donner un autre regard, à poser des questions. Sinon, nous ne serions pas alternatifs. Car tout le monde est d’accord pour dire qu’aujourd’hui, les médias traditionnels ne jouent pas leur rôle», répond Houssem. A ses yeux, ces derniers seraient engoncés dans des clivages idéologiques aujourd’hui dépassés et agiraient selon des calculs politiques, en oubliant le reste.

Concrètement, «donner un autre regard», «poser des questions», cela passe par des enquêtes fouillées sur des sujets que n’aborde pas forcément la reste de la presse, ou à l’opposé de ce que celle-ci écrit. Ainsi pour l’affaire de Sejnane, petite ville du nord de la Tunisie. Le 4 janvier, le journal arabophone Al Maghreb publie un article retentissant, intitulé «Sejnane, le premier émirat salafiste de Tunisie», sur des extrémistes musulmans qui tenteraient d’imposer leur loi dans la localité. Une information reprise par la presse internationale. De son côté, Nawaat pense que l’information est «bidon». Et sert certains intérêts anti-Ennahda...

Voire. Le site alternatif a aussi travaillé sur les journées qui ont suivi le soulèvement du 14 janvier et au cours desquelles régnait le chaos. Il pense que certains proches de l’ancien pouvoir avaient alors intérêt à «créer un climat pour faire diversion» sur les turpitudes de la dictature.

«Journalistes citoyens»
Lancé en 2004, Nawaat a fonctionné au départ comme un blog collectif. Il a connu la censure de l’époque Ben Ali. Certains de ses membres ont dû s’exiler, un autre a connu la prison. Depuis la Révolution, il œuvre évidemment à visage découvert et a pris une autre dimension. Il est animé aujourd’hui par une équipe d’une dizaine de personnes à plein temps, dirigée par un rédacteur en chef.

Il fait aussi travailler des collaborateurs à temps partiel et des centaines de blogueurs qui postent leur contribution sur le site. Il a également développé un réseau national de journalistes citoyens à travers tout le pays, en lien avec le CFI à Paris. Avec le même partenaire et des experts français, il contribue à former des blogueurs dans toutes les régions de Tunisie.

Copie d'écran de Nawaat

Copie d'écran de Nawaat

Quel modèle économique le site a-t-il adopté et comment se finance-t-il ? A cette fin, il a créé d’autres départements que celui de l’information pour participer à la création d’évènements ou héberger des start up spécialisés dans le domaine de l’information. «Nous essayons de nous professionnaliser en gardant un esprit alternatif et citoyen», souligne Houssem. Dans le même temps, Nawaat est aidé par la fondation Open Society Institute, fondée par le financier américain Georges Soros.

«Nous n’avons pas vraiment de problème pour travailler»
Vu ses positions et son fonctionnement, le site ne doit pas se faire que des amis… Dans le climat un peu délétère que connaît actuellement le pays, n’a-t-il pas reçu des menaces ? Ses responsables affirment que non. «Aujourd’hui, il y a un risque Epsilon par rapport à ce qu’on connaissait sous Ben Ali. Nous n’avons pas vraiment de problème pour travailler. Evidemment, nous avons toujours des difficultés pour accéder à l’information. Mais ce n’est pas aussi catastrophique que ce qu’on dit aujourd’hui !», explique Houssem Hajlaoui.

D’une manière générale, cette période actuelle est caractérise par «une course de vitesse engagée entre le pouvoir et la société civile qui évolue dans une autre dynamique», expliquent les responsables du site. «La classe politique est dépassée : par la jeunesse consternée par les calculs politiques ; par les aspirations des Tunisiens dans leur ensemble ; et, plus généralement, par les défis du XXIe siècle», résume le webmestre. D’où cette question un peu crue : «le premier ministre Hamadi Jebali, issu des rangs d’Ennahda, peut-il être compétent à ce poste après 17 ans de prison, dont 10 passées à l’isolement ?». En clair: a-t-il les compétences pour faire face à la période délicate de l’après-révolution ?

Une période d’autant plus délicate qu’«aujourd’hui, la société tunisienne évolue à deux vitesses», pense le rédacteur en chef de Nawaat, Malek Kadhraoui. «L’injustice sociale est le premier constat d’échec de cette révolution et pourrait faire échouer le processus démocratique», ajoute-t-il. D’où, selon lui, l’affaire des salafistes «qui est d’abord un problème économique avant d’être religieux».

«Dans ce contexte, la liberté d’informer n’est pas la priorité de la classe pauvre et de ses jeunes. Je le répète, le vrai problème, c’est la justice sociale. En le résolvant, on apportera la sérénité. Mais ceux qui subissent cette injustice ont également besoin de la liberté pour exprimer leur galère», conclut Malek Kadhraoui.

Publié par Laurent Ribabeau Dumas / Catégories : Non classé