Pas de démocratie sans lutter contre la corruption

Abdelfattah Amar, président de la Commission nationale d'établissement des faits sur les affaires de corruption (FTV - Laurent Ribadeau Dumas)

Une Commission nationale d'établissement des faits sur les affaires de corruption a été créée après l'effondrement du régime Ben Ali. Rencontre avec son président, Abdelfattah Amar. (M. Abdelfattah Amor est décédé d'une crise cardiaque le 2 janvier 2012) (publié le 22-10-2011)

Le 19 février dernier, le journal du soir de la télévision tunisienne montre le pactole accumulé par l’ancien dictateur Ben Ali et son épouse Leïla Trabelsi en leur résidence privée, un petit palais édifiée rien que pour eux à Sidi Bousaïd, dans la banlieue de Tunis...

Les téléspectateurs découvrent alors les liasses de billets, les pièces en or dissimulées dans un immense coffre, mais aussi… dans des plis de rideaux. Sans compter les bijoux, les ceintures en or. Et même 2 kg de haschich dans le bureau présidentiel. Il y en avait au total pour 25 millions d’euros.

«Quand j’ai découvert cela, j’ai ressenti comme un blocage. Je ne voulais pas parler, je ne me sentais pas capable de réfléchir. Je m’efforçais surtout de garder mon sang-froid», raconte aujourd’hui Abdelfattah Amor, président de la Commission nationale d’établissement des faits sur les affaires de corruption et doyen à la retraite de la Faculté des sciences juridiques de Tunis et membre du Comité des droits de l’homme de l’ONU

Au-delà, les images ont évidemment choqué les Tunisiens. Et pourtant, ce n’était là que la partie émergée de l’iceberg… Selon les sources, le clan Ben Ali-Trabelsi aurait amassé entre 10 et 20 milliards d’euros ! Des chiffres que se refuse à confirmer Abdelfattah Amor «L’évaluation des dégâts n’a pas encore été faite», insiste-t-il. «Ce que je sais, c’est que beaucoup de biens et de comptes bancaires ont déjà été saisis. Mais d’autres richesses se trouvent à l’étranger. Certains biens ne seront jamais identifiés. Il y a tellement de sociétés écrans et de prête-noms !», ajoute-t-il.

Le travail de la Commission, mise sur pied trois jours après le renversement de la dictature, s’est donc avéré considérable. A la veille des élections, le samedi 22 octobre, elle avait déjà examiné 5000 dossiers, fournis par des particuliers et des administrations publiques, mais aussi par auto-saisine. «Nous disposons notamment des archives de la présidence qui ont une source extraordinaire d’investigation», raconte son président.

Un dispositif de lutte et de prévention
La Commission dispose d’une équipe d’une quarantaine de personnes, notamment des experts et cadres «de très haut niveau spécialisés dans l’inspection et l’audit», qui travaillent en lien avec des associations de la société civile, des ONG... «Les membres de l’équipe travaillent ici à titre bénévole de 6h30 du matin jusqu’à 22-23 h le soir, au détriment de leur vie notamment professionnelle. Ils savent qu’ils rendent service au pays dans des conditions vraiment historiques», explique Abdelfattah Amor.

La mission de l’équipe est double : il s’agit à la fois de démanteler un système mais aussi de mettre sur pied un dispositif de lutte et de prévention. «En ce qui concerne la corruption, il faut voir qu’il s’agit d’éléments interdépendants : il y a d’abord l’ancien président, sa femme et leurs familles. Mais le mal a aussi touché des politiques, des fonctionnaires, des juges jusqu’à M. Lambda. Il faut bien comprendre que tous les secteurs de la société étaient concernés : immobilier, banques, douanes, transports… La corruption avait fait main basse sur toute la société et les instances de l’Etat».

La Commission doit faire le tri dans les dossiers qu’elle reçoit, entre allégations infondées, affirmations de personnes qui cherchent un emploi et dossiers lourds et compliqués. Elle doit aussi oeuvrer dans la discrétion pour éviter les fuites. Il en résulte parfois une certaine incompréhension et des critiques parfois très vives dans l’opinion. « Celle-ci attend beaucoup de nous. Mais elle ne voit pas comment nous travaillons. On a ainsi parfois l'impression que c’est plus la justice qui agit », explique Abdelfattah Amar. « De plus, nous devons veiller à préserver la présomption d’innocence ».

L’équipe anti-corruption fouille dans les archives et auditionne de nombreuses personnes. Là encore, la mission est tout sauf facile. Inutile aussi de dire que les intimidations, les menaces et les tentatives de déstabilisation sont nombreuses… « Je ne parle pas des campagnes de presse !», sourit le responsable. Certaines manœuvres émanent d’avocats qui lancent des actions en référé. Selon eux, le travail de la Commission ferait obstacle à la justice. Les tensions sont donc parfois très vives. Pourtant, malgré ces conditions difficiles, Abdelfattah Amar reste apparemment très zen. «Nous ne vivons pas dans un bunker. Je suis fataliste. Je veux être libre. La liberté comporte aussi des risques», observe-t-il.

"La nature humaine est insondable"
Son équipe ne se contente pas d’enquêter sur des faits passés. Elle prépare aussi l’avenir. Elle a ainsi rédigé un décret-loi, adopté par le conseil des ministres, pour créer une instance anti-corruption pérenne. Une fois que cette entité sera mise en place, le travail de la Commission s’arrêtera, au plus tard dans quelques mois.

«J’estime que nous apportons une contribution importante au retour de la démocratie. Nous avons d’abord délivré un message sur la nécessité de lutter contre la corruption. Ensuite, nous avons entrepris un travail de modernisation dans ce domaine. Enfin, nous avons œuvré à consacrer les principes de transparence et de responsabilité personnelle: un article figurera sur ces thèmes dans la prochaine Constitution. La Tunisie devrait ainsi continuer à connaître la corruption mais dans des proportions moindres», souligne Abdelfattah Amor.

Et lui, quel bilan personnel tire-t-il de sa mission ? «Je ne suis pas le mieux placé pour en parler mais je crois que nous avons abattu un travail énorme», répond-il. Malgré les critiques. Et quelle philosophie en retire-t-il ? «De par mes activités passées, j’avais déjà quelques idées. Mais là, j’ai pu vérifier que la nature humaine est insondable. On peut imaginer du bon, mais aussi le pire. Et il y a des fois où l’on va au-delà du pire. C’est absolument invraisemblable. Parfois, je me demande ce que certains donnent comme sens à leur vie en accumulant de telles richesses !»

Publié par Laurent Ribabeau Dumas / Catégories : Non classé