Comment un journaliste travaille-t-il désormais dans une Tunisie démocratique ? Olfa Belhassine est journaliste à La Presse, le plus grand quotidien francophone de Tunisie depuis 20 ans, qui appartient à l’Etat. Elle raconte la censure, la sortie de la censure, l’euphorie. Mais aussi les doutes et les espoirs de sa profession... (Publié le 19-10-2011)
«Sous la dictature de Ben Ali, on ne prêtait aucune attention au lecteur. Le seul objectif était de satisfaire une personne, en la personne du dictateur, et de son clan. Aujourd’hui, un groupe réfléchit au sein du journal pour savoir comment passer à un journal de service public, donnant une information professionnelle reflétant la réalité», raconte Olfa Belhassine qui travaille sur les sujets de société. Problème d’autant plus complexe que l’équipe éditoriale ignore de quoi demain sera fait, notamment au niveau économique : en clair, le journal va-t-il rester propriété du gouvernement qui, jusque là, en nommait ses dirigeants ?
Dans le même temps, les journalistes doivent apprendre ou réapprendre la liberté. Ce qui est tout sauf facile... «Aujourd’hui, je suis encore terrorisée par la censure. Je n’arrive pas à croire qu’elle ait pu être levée», raconte Olfa.
La censure a été particulièrement rude dans les dernières années de la dictature. «Quand je suis rentrée à La Presse au début des années 90, on pouvait encore fait des papiers assez critiques. J’ai par exemple travaillé sur la drogue, l’échec scolaire, la délinquance. Puis peu à peu, le système s’est resserré. L’ego de Ben Ali s’est mis à grandir, la gourmandise de la famille a augmenté. Le choix des dirigeants est devenu plus stricte». Caractéristique du système, la stratégie de l’humiliation avec une phrase récurrente : «Tu n’as pas bien fait ton boulot !» Le (ou la) réfractaire se retrouvait écarté(e) des postes à responsabilité.
La crise a eu raison du régime
Dans ce contexte, Olfa s’est éloignée des sujets sociaux et a travaillé sur des dossiers a priori moins polémiques : l’architecture, l’art contemporain... Puis est arrivée la crise qui a fini par emporter le régime Ben Ali. «Au début, on recevait directement les communiqués officiels» qu’il fallait publier in extenso, se souvient Olfa Belhassine. Les journalistes de La Presse sont descendus dans la rue aux côtés des milliers de manifestants. «A tour de rôle, on dormait sur place à la rédaction. Il y avait le couvre-feu. Mais on avait peur que le directeur intervienne sur nos papiers».
Survient le 14 janvier. «Jusque là, nous vivions tous très mal le fait de vivre dans le silence de la censure. Moi, j’avais l’impression d’évoluer dans du formol ! Cela me posait un problème de conscience : je voyais l’évolution de la société mais je n’avais pas le droit d’en rendre compte. Et puis d’un coup est arrivée la liberté d’expression. Cela a alors été l’euphorie, la ferveur !»
A partir de là, une seule envie a habité les journalistes : celle de couvrir une actualité qui s’est emballée avec la société en mouvement : création de partis (une centaine en quelque mois !), manifestations, crises politiques, préparation des élections, réflexions sur la Constitution... Des événements prouvant, selon Olfa, qu'«une vraie révolution est en marche».
A La Presse, des conférences de rédaction ont été instituées. Une semaine après la chute de la dictature, les dirigeants du quotidien ont été remplacés, la toute petite minorité des journalistes proches de l’ancien régime a été écartée.
Pour autant, le retour de la liberté ne signifie pas la fin des problèmes
Loin s’en faut. «Jusque là, on avait l’impression que la censure était devenue un repère. Avec l’avènement de la démocratie, nous nous sommes retrouvés sans repère ! C’est même une question d’identité professionnelle», explique Olfa. En clair, comment travailler sans interdits, sans instructions strictes ?
«Nous nous sommes rendus compte qu’au fur et à mesure des années, le savoir-faire journalistique s’est perdu : certains sont partis à l’étranger, d’autres ont changé de métier. La profession a perdu de sa moelle épinière». A tel point qu’à l’Institut de presse de Tunis (l’école de journalisme), du temps de Ben Ali, on n’enseignait plus le journalisme d’investigation.
Dans ce contexte, aujourd’hui, il faut un peu repartir de zéro. «Nous devons nous recycler. Les médias doivent repartir sur des bases nouvelles, comme d’autres systèmes (la justice)», estime Olfa Belhassine.
Consciente de ces difficultés, la journaliste n’en travaille pas moins dans l’euphorie. «Je refais du reportage. Je redécouvre le terrain, je peux parler avec les gens. Je peux aborder les problèmes sociaux dans les quartiers populaires, parler des difficultés dans le sud du pays avec la question des réfugiés libyens. C’est chaud, c’est magnifique !» Et de poursuivre : «Je replonge dans l’histoire immédiate, dont j’ai été écartée, dont la Tunisie a été écartée. Aujourd’hui, l’histoire immédiate, c’est nous qui la faisons !»
Et l’avenir, après les élections ?
L’avenir du pays, celui de la corporation journalistique, celui de La Presse ? «Il y a un danger islamiste", pense Olfa Belhassine qui a eu très peur quand elle a vu une personne de son proche entourage rejoindre les rangs des salafistes. «Pour autant, je suis une optimiste de nature. Cela me permet d’avancer même si les gens dépriment autour de moi», précise-t-elle.
Elle pense que même si les «partis un peu fascistes» - en clair les islamistes d’Ennahda ou les anciens de la dictarure Ben Ali -, prennent le pouvoir, il existe des garde-fous qui la rassurent pour l’exercice de sa profession. Garde-fous juridiques notamment: avec un nouveau code de la presse «très favorable à la liberté d’expression», un texte sur le droit d’accès à l’information.
Et «il y a aussi l’émergence d’une société civile très forte, qui est un autre garde-fou contre les dérives autoritaires. Il n’y a qu’a constater le bouillonnement d’initiatives de multiples associations» comme le «bus citoyen qui parcourt le pays pour inciter les gens à voter et s’efforce de faire de l’éducation politique» ou les «groupes s’occupant de faire l’école en milieu rural», poursuit la journaliste.
Et de conclure : «L’un des grands acquis de cette révolution est la société civile. Aujourd’hui, plus personne ne peut lui interdire de faire ce qu’elle a envie de faire !»