L'auteur de ces lignes s'est rendu aux sports d'hiver pour la dernière fois quand il avait trois ans. Le plus aventureux qu'il ait fait, c'est un peu de luge dans la poudreuse. Pourtant plus branché plancher des vaches que sommet des dieux, ce récit initiatique sur fond d'alpinisme m'a littéralement captivé. Les 296 pages se dévorent en moins de temps qu'il n'en faut pour gravir un sommet du massif des Ecrins.
Ça parle de quoi ?
Grenoble, au tournant des années 1970. Jean-Marc Rochette s'ennuie comme un rat mort à l'école, où son goût du dessin est dénigré par des enseignants bornés. Sa seule échappatoire : l'ascension des cols qui cernent la ville, avec un copain de classe. Au début, le néophyte emprunte du matériel à un jeune grimpeur du coin, avant d'y investir ses économies. Chaque sommet tenté est un peu plus exigeant que le précédent.
Le jeune Rochette prend de l'assurance, tente même l'ascension d'un glacier en solo pour les beaux yeux de deux filles. Alors qu'il s'attend à être félicité par les alpinistes qu'il a dépassés - car il a grimpé au pas de course - il se fait copieusement enguirlander. Une ascension solitaire est bien trop dangereuse, la montagne ne pardonne pas. Le récit, qui s'articule autour des différentes ascensions effectuées, permet surtout de mettre en valeur des caractères, des personnages, un état d'esprit aujourd'hui affadi. Jean-Marc Rochette, qui s'est associé au scénariste Olivier Bocquet (les deux ont collaboré sur le tome 4 du Transperceneige) pour avoir un regard extérieur, ne cache rien de cette crise d'adolescence montagnarde, dans un bel exercice d'introspection.
Pourquoi on adore
Là où Jiro Taniguchi jouait sur la corde épique pour nous conter la conquête de l'Everest dans Le Sommet des dieux, là où Hergé choisissait l'épure pour dessiner les montagnes dans Tintin au Tibet, Ailefroide, c'est d'abord une montagne omniprésente, anguleuse, à pic, magnifiée par le trait de l'auteur dont on sent qu'il a usé ses crampons sur les rochers isérois. Rien que la couverture rend parfaitement la masse de la montagne, et le fait que l'homme ne représente que peu de chose en comparaison.
Ce récit initiatique campe aussi des personnages forts, même chez ceux qu'on ne rencontre qu'une poignée de pages. Comme cette maman inquiète, qui demande à Rochette, qui redescend d'un sommet, s'il n'a pas croisé son fils. Histoire incroyable : un parent de cette femme la reconnaîtra, quarante ans plus tard, après avoir acheté l'album par hasard. L'alpiniste porté disparu ne sera jamais retrouvé, comme bon nombre de personnages du livre. A l'époque, la montagne dévorait ses propres enfants, au point que le Club alpin français a renoncé à soutenir le livre par crainte d'une mauvaise publicité. Ce récit initiatique n'en demeure pas moins une ode à la montagne, qui touchera même les lecteurs venus de plats pays. La preuve : le premier tirage s'est écoulé en quelques semaines, et pas qu'à Grenoble ou à Chamonix.
C'est pour vous si...
Nul besoin d'avoir sa première étoile pour apprécier ce livre, ni d'avoir dévoré le "Topo", le guide du routard de la montagne. Même si quelques termes techniques ne sont pas expliqués (ne bloquez pas sur "dièdre" qui revient souvent, il s'agit de deux rochers qui se rejoignent pour former un angle de 150°), l'ouvrage évite de jargonner et propose une exploration des massifs aussi bien que de l'âme humaine. Un ouvrage à mettre entre toutes les mains... mais dont les presque 300 pages pèseront peut-être un peu trop dans votre sac à dos pour une randonnée escarpée. Préférez le confort du refuge ou du coin de la cheminée pour apprécier ce chef d'œuvre.
Ailefroide, altitude 3954 par Jean-Marc Rochette et Olivier Bocquet, éd. Casterman, 296 p., 28 euros. Le très beau texte de la postface est en ligne sur le site de l'éditeur.