Réputé pour son travail d'illustrations dans des albums jeunesse (La Colère de Banshee, La Belle et la bête), le Français David Sala s'est lancé un défi, adapter Le Joueur d'échecs de Stefan Zweig. Une nouvelle que l'écrivain autrichien a écrite juste avant de se donner la mort et dans laquelle il dénonce la barbarie nazie. Un monument de la littérature que David Sala transforme en un chef d'œuvre pictural. Epoustouflant.
Ça parle de quoi ?
En 1941, sur un paquebot qui relie New York à Buenos Aires (Argentine), deux hommes s’affrontent autour d’un échiquier. Le premier, Mirko Czentovic, est le champion du monde en titre. D’origine yougoslave, on le dit inculte mais doué de génie lorsqu'il s’agit de jouer une partie d’échecs. Le second est un illustre inconnu. Un certain Monsieur B., aristocrate autrichien qui préfère conserver l’anonymat et confesse n’avoir pas disputé de partie depuis vingt-cinq ans. Mais l'homme cache un lourd secret. Capturé par les nazis, il ne doit sa survie qu’à un livre dérobé pendant sa détention. Les 150 plus grandes parties d’échecs, qu’il a appris, rabâché, et rejoué sur un échiquier improvisé jusqu’à la folie.
L’histoire est connue, c’est celle écrite par l’écrivain autrichien Stefan Zweig pendant l’hiver 1941, juste avant de se suicider avec son épouse. Une nouvelle immensément sombre dans laquelle transpire tout le désespoir de l’homme qui avait choisi de s’exiler en Amérique du Sud au milieu des années 1930 pour fuir une Europe secouée par la montée des extrémismes.
Pourquoi on adore ?
Écrivain mondialement reconnu et toujours plébiscité en France (il se vend en moyenne 310 000 exemplaires de ses œuvres par an, selon Le Figaro), Stefan Zweig a inspiré bon nombre de réalisateurs. Les adaptations en bandes dessinées sont plus rares, mais comme dans Le Joueur d’échecs de Thomas Humeau (paru en 2015 aux éditions Sarbacane), David Sala reprend ici le principe du récit mis en abyme utilisé par l’écrivain. A bord du paquebot, le mystérieux Monsieur B. confie à un voyageur intrigué les circonstances de son incarcération qui lui ont permis de devenir un excellent théoricien des échecs.
Avec cette ultime nouvelle publiée en 1943 à titre posthume, l’auteur d’Amok et de La Confusion des sentiments s’en prend donc aux nazis en dénonçant leurs méthodes barbares. Pour raconter la folie qui s’empare peu à peu de Monsieur B., enfermé pendant des mois dans une chambre d’hôtel, David Sala explose le gaufrier. Alors que les échecs envahissent peu à peu le cerveau de B., l’auteur/illustrateur fait tanguer les motifs du papier peint, multiplie les cases carrées, joue avec le blanc et le noir et nous embrouille le cerveau plus efficacement qu’un trip sous LSD.
Avec ses dessins réalisés en couleurs directes (les planches ne sont pas dessinées puis encrées, elles sont directement peintes à l’aquarelle), David Sala transforme son Joueur d’échecs en une véritable exposition de peinture. On pense immédiatement aux visages et aux silhouettes d’Egon Schiele, un autre illustre Autrichien. Le résultat est tout simplement sublime et le travail sur la couleur remarquable. “En jouant sur une gamme chromatique mélancolique, on retrouve la nostalgie en gris-turquoise et pourpre qui caractérise Zweig et son Monde d’hier, un monde perdu”, explique d’ailleurs David Sala.
Fidèle à la nouvelle écrite par Zweig, David Sala l’a épurée en s’appuyant sur trois traductions différentes afin d’en extraire toute la monstruosité. "Mon grand-père a été déporté pendant la guerre. La voix de Zweig trouve donc en moi un écho très profond, même si je reste persuadé qu’il faut absolument garder un peu de lumière au fond de toute cette obscurité", confie l’auteur. Son album en est le plus bel exemple.
C’est pour vous si…
Vous êtes sensible à l’œuvre de Zweig. Sans avoir lu au préalable Un Joueur d’échecs, on retrouve dans cette adaptation toute la folie présente dans les nouvelles de l’Autrichien. Quant aux amoureux du dessin, quelle que soit sa forme, ils ne pourront que succomber devant tant de maîtrise et de beauté.
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Le Joueur d’échecs de David Sala, éd. Casterman, 128 p., environ 20 euros.