L’abus d’alcool, c’est bon pour la BD ?

Sortez les éthylotests ! Hasard du calendrier, la rentrée BD propose cette année l'édition française de deux albums aux similitudes troublantes. Alcoolique (Monsieur Toussaint Louverture) de Jonathan Ames et L’Attente infinie (L’Agrume) de Julia Wertz ont la particularité d’être des romans graphiques autobiographiques dans lesquels les auteurs racontent leur amour destructeur pour la bouteille. Deux récits froidement lucides sur leur vie d’addiction, narrée sans aucune complaisance. Deux albums passionnants que Pop Up’ vous recommande sans modération.

Le loser, ce nouveau héros

C’est l’histoire de deux losers de la vie. L’alter ego de Jonathan Ames, auteur d’Alcoolique, picole depuis son adolescence. Après avoir goûté à la bière et à l’ivresse qu’elle lui procure, il prend la pire décision de sa vie en proposant à son meilleur ami de "se murger tous les week-ends". Jonathan A. n’a que 15 ans, mais sa vie se transforme en un enchaînement quasi ininterrompu de gueules de bois.

Une planche d'"Alcoolique"

Une planche d'"Alcoolique" (JONATHAN AMES et DEAN HASPIEL)

Pour Julia Wertz aussi, la rencontre avec l’alcool remonte à l’adolescence. Dès l’âge de seize ans, elle enchaîne les boulots de serveuse dans les restaurants et les bars pour payer ses études. Des emplois ultra précaires qui accentuent un mal-être qu'elle camoufle derrière une bonne dose de cynisme et autant de verres descendus pendant le service. Parallèlement, on lui diagnostique un lupus systémique, une maladie auto-immune chronique qui la fatigue énormément. Lucide et impudique à la fois, L’Attente infinie raconte ses années de galère, qu'elle met à profit pour débuter sa carrière de dessinatrice de comics.

Une planche de "L'attente infinie"

Une planche de "L'Attente infinie" (JULIA WERTZ)

Si elle a commencé à publier des petits strips sur un blog, Julia Wertz travaille aujourd’hui pour The New Yorker ou Harper’s Magazine. En 2012, L’Attente infinie a même été nominée aux prestigieux Eisner Awards. Et, si Alcoolique est le seul roman graphique de Jonathan Ames, l’homme s’est également distingué en publiant de nombreux romans et est le créateur de la série Bored to Deathdiffusée sur HBO entre 2009 et 2011. Pas mal pour deux losers.

Des propos lucides et sans complaisance

Losers, certes, mais losers lucides. Car cest sans fausse pudeur que Jonathan Ames et Julia Wertz racontent leur VDM. Au fil des pages, Alcoolique raconte le quotidien d’un mec qui ne tient pas l’alcool, partagé entre vomissements et amnésies matinales. Cela pourrait être pathétique, mais c’est tellement triste que cela en devient drôle. Un autre point commun avec L’Attente infinie. A la lecture de ces ouvrages, on oscille entre agacement et compassion, entre l'envie de les abandonner à leurs complaintes et celui de continuer à les lire pour enfin les comprendre. Et, comme eux, on continue, on avance à leurs côtés.

Une planche de "L'attente infinie"

Une planche de "L'Attente infinie" (JULIA WERTZ)

Dans leur album respectif, les deux auteurs décrivent le quotidien d'un alcoolique. Qui se jure tous les matins que l’on ne l’y prendra plus et qui replonge à la nuit tombée. Mais ces albums sont plus que cela. Ce sont les récits de deux vies où rien ne se déroule jamais comme prévu. Où les rares moments de bonheur annoncent de grosses périodes de déprime. Et où l’alcoolisme n’est que le symptôme d’un malaise beaucoup plus profond qui pourra trouver écho chez bon nombre de lecteurs. Comme l’écrit l’écrivain américain Bret Easton Ellis à propos d’Alcoolisme : "Jonathan Ames signe un roman graphique à vous retourner les tripes, drôle et superbement illustré. Avec un humour impitoyable et terrible, il est, à sa façon, l’un de ces rares auteurs qui arrivent à faire penser au lecteur : «Non, je ne suis pas seul»"

Un style graphique sobre

Le comble d’Alcoolique et de L’Attente infinie ? La sobriété tout en noir et blanc de leur style graphique. Celui de Julia Wertz frôle presque l’ennui. Ultra répétitif, son trait caoutchouteux et enfantin peut lasser, mais impose de se focaliser sur son propos. Celui d’une misanthrope pas franchement sympathique mais au désenchantement jouissif, qui rappelle Daria, l'héroïne de la série d'animation culte des 90s.

A l'opposé, la mise en images de Dean Haspiel rappelle un peu celle du Sculpteur de Scott McCloud dans son trait et ses cadrages. Un parti pris radical qui accentue également la force du propos de Jonathan Ames. Mention spéciale pour le magnifique travail d’édition de Monsieur Toussaint Louverture, qui propose ici un émouvant album à la fabrication impeccable. Les bédéphiles apprécieront le travail prometteur d'un éditeur qui publie ici sa première bande dessinée.

Une planche d'"Alcoolique"

Une planche d'"Alcoolique" (JONATHAN AMES et DEAN HASPIEL)

Alcoolique de Jonathan Ames et de Dean Haspiel, éditions Monsieur Toussaint Louverture, 144 p., 22 euros environ.

L’Attente infinie de Julia Wertz, L’Agrume, 240 p., environ 20 euros.