Enfants, organes, élections ... L'argent peut-il tout acheter ? se demande la revue "Books

Alerte ! Après le succès aux Etats-Unis du livre de Thomas Piketty sur la concentration du patrimoine, au tour de la revue Books de dénoncer ce mois-ci le pouvoir des riches. A la Une du mensuel, cette question qui claque comme un sujet de bac philo : "L'argent peut-il tout acheter ?"

Le point de départ ? Un livre paru il y a deux ans aux Etats-Unis,  What Money can't Buy : The Moral limits of Markets (Ce que l'argent ne peut acheter : les limites morales du marché"). Les questions abordées, elles, restent d'une brûlante actualité.

Aux Etats-Unis, si vous avez de l'argent ...

Signé du prof de philosophie politique à Harvard Michael Sandel,  l'ouvrage, selon la New York Reviews of Books, recense les "intrusions du marché dans des domaines où il n'a rien à faire". Quelques exemples cités dans le journal ? Aux Etats-Unis, si vous avez de l'argent, vous pouvez :

♦ payer (155 dollars) la nuit pour bénéficier, en Californie, d'une cellulle de prison confortable et, surtout, isolée du reste de la population carcérale,

♦ financer une association offrant 300 dollars à des femmes toxicomanes pour qu'elles se fassent stériliser (et expliquer sans gêne que ça coûte moins cher que de soigner un enfant malade des effets de la drogue),

♦ financer, sans limite, les campagnes électorales (et peser d'un poids infiniment supérieur à celui des autres citoyens sur la vie politique américaine),

♦ investir dans des contrats d'assurance sur la vie d'étrangers âgés ou très malades (signalons que l'investissement n'est pas exempt de risques : "une firme spécialiste de ce marché à fait faillite après la découverte des antirétroviraux").

♦ acheter un enfant, via l'adoption ou la gestation pour autrui. Un marché en plein boom, avec l'essor de sites proposant des mères porteuses répondant à peu près à tous les critères (couleur d'yeux, de cheveux, QI... Comptez à peu près 50.000 dollars, selon Books).

Le "marché" rencontre encore des résistances et certains le déplorent. Books publie ainsi, signé du libertarien Matt Welch et traduit de la Boston review, un "plaidoyer pour un marché du rein". Argument avancé: "des milliers de personnes meurent" dans l'attente de ce précieux organe et il est "criminel de préférer les principes abstraits à la solution concrète qu'offre l'échange marchand" (à ceux qui en ont les moyens).

"L'enfant devient un produit qu'on commande"

La France -et l'Europe- sont-ils encore très éloignés de ce cynisme à l'américaine? Oui, par leurs législations. Mais les "services" proposés sur Internet permettent avec plus de facilité qu'autrefois de contourner les lois nationales, et les plus fortunés se jouent des frontières. D'où une foultitude de questions. Dans un monde où tout s'achète, que devient le bien public ? Qu'est-ce qui doit rester gratuit ? Où s'arrêtent les frontières du libre marché ?

Auteure de La gestation pour autrui : fictions et réalités (Fayard), la professeure de droit Muriel Fabre-Magnan explique crûment à Books l'envers du marché des mères porteuses (marché qui compte aussi des clients français même si la pratique est interdite dans l'hexagone).

Pour elle, "l'enfant devient un produit qu'on commande". Et si le "produit" est défectueux ? Il sera moins ou pas payé, comme en Inde : "si l'enfant est mort-né, une mère porteuse ne touche que quelques centaines de dollars sur les 10.000 convenus". 

Dans The New Republic, Michael Ignatieff abonde en ce sens. Aux "limites morales" évoquées par Michael Sandel, il préfère un "récit politique" sur l'idéologie néo-libérale qui a fait reculer les services publics et progresser une marchandisation généralisée. Et une réponse, elle aussi politique, "aux intérêts puissants" qui ont mené à ces dérives.

 -> Books, L'argent peut-il tout acheter ? mai 2014, 9,80 euros

 

Publié par Anne Brigaudeau / Catégories : Actu