Il en a réchappé deux fois. La première fois, le 29 mars 1985 : une bombe explose au cinéma Rivoli Beaubourg, lors du Festival international du cinéma juif. L'attentat fait 18 blessés, dont Fabrice Nicolino. La seconde, le 7 janvier 2015, lors du massacre perpétré par les frères Kouachi à la rédaction de Charlie Hebdo (12 morts). Gravement blessé, le journaliste a pris trois balles dans le corps. Il a les jambes brisées. Aujourd'hui sorti de l'hôpital, toujours sous morphine et sous médicaments, il marche avec une béquille. Interrogé, il "refuse de pleurnicher", même si "ce n'est pas folichon" et qu'il "doit être réopéré dans un mois". Il admet néanmoins qu'être victime d'attentats "deux fois dans une seule vie et toujours à Paris, c’est beaucoup".
Au téléphone pourtant, sa voix est tonique. Il nous parle avec enthousiasme de son livre qui sort le 17 septembre aux éditions Les Echappés, fondées par des dessinateurs de Charlie Hebdo. Une Lettre à un paysan sur le vaste merdier qu’est devenue l’agriculture, écrite avec un souffle qu’on lui envie. L'ouvrage est imprimé depuis des mois : il aurait dû paraître le 9 janvier. L'auteur était alors hospitalisé, incapable de bouger. L’éditeur a attendu qu'il se rétablisse.
"Pourquoi a-t-on fait le choix de ces campagnes sinistrées et de ces banlieues surpeuplées ?"
Que contiennent ces 130 pages au vitriol écrites par un journaliste d'investigation spécialiste des questions écologiques ? La dénonciation d'une agriculture intensive devenue folle, et menant à l'impasse des éleveurs acculés par la course à la "compétitivité" exigée par l'industrie agroalimentaire et la grande distribution. "Je me suis posé la question, explique le journaliste, de savoir où ont disparu les 10 millions d'actifs que comptaient encore les campagnes dans la France de 1945. Il en subsiste au grand maximum un million aujourd'hui, certains disent à peine 500 000. Qu'est-ce qui peut expliquer que les paysans aient disparu aussi vite, comme des soldats en pleine débandade, pour reprendre l'expression de l'historien Fernand Braudel, alors qu'il s'agissait d'une vraie civilisation ? Pourquoi a-t-on fait le choix de ces campagnes sinistrées et de ces banlieues surpeuplées ?"
Pour raconter cette "révolution", il a trouvé un biais : s'adresser à un personnage imaginaire, Raymond. Un "petit vieux de 90 ans" qui a assisté à cette disparition, ce changement brutal en si peu de temps. A Raymond comme au lecteur, Nicolino rappelle qu'une autre voie était possible, et le reste.
L'agroécologie "peut doubler la production alimentaire mondiale en dix ans"
Et le journaliste de citer Olivier De Schutter, rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l'alimentation entre 2008 et 2014, et auteur d'un rapport remarqué intitulé "Agroécologie et droit à l'alimentation". L'agroécologie, affirme ce juriste belge, "peut doubler la production alimentaire mondiale en dix ans", "avec des méthodes plus efficaces que le recours aux engrais chimiques pour stimuler la production alimentaire dans les régions difficiles où se concentre la faim". Olivier De Schutter pointe aussi, comme dans cette interview au Monde, que "notre modèle agricole, fondé sur des intrants intensifs (engrais et pesticides) et dépendant de l'industrialisation toujours plus poussée de l'agriculture, est à bout de souffle".
"Est-ce que l'agroécologie peut doubler la production alimentaire mondiale en dix ans ?" rebondit Fabrice Nicolino. "Je n'en sais rien. Est-ce qu'Olivier De Schutter sait de quoi il parle ? Oui, c'est un expert archi-reconnu. Mais est-ce qu'on en parle ? Non ! Le débat est escamoté par la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles, principal syndicat agricole) car c’est un débat meurtrier pour de gros intérêts industriels."
Dans sa Lettre, il rappelle au passage à "Raymond" qui est Xavier Beulin, le tout-puissant patron de la FNSEA. Loin des champs, Xavier Beulin préside Avril gestion (ex-Sofiprotéol), un groupe oléagineux, semencier et céréalier employant plus de 8 500 personnes et pesant plus de 7 milliards de chiffres d'affaires, au siège installé rue de Monceau à Paris, dans un quartier ultra-chic de la rive droite. Cette holding finance diverses activités : OGM, génétique animale... et biocarburants. Vous avez dit "biocarburants" ? Fabrice Nicolino préfère les baptiser "nécrocarburants". Pour lui, vouer des terres à des cultures finissant dans les réservoirs d'essence est un scandale, dans un monde qui compte un milliard d'affamés.
La COP21 ? "Un échec tragique assuré"
Autre sujet qui lui tient à cœur : le coût insuffisamment pris en compte de la pollution liée à l'agriculture industrielle. "Dix-huit pour cent des émissions à effet de serre sont causées par l'élevage industriel, poursuit le journaliste, intarissable. Et lutter contre la crise climatique implique de lutter contre l'agriculture industrielle." Autant dire que le barnum autour de la COP21 le laisse plus que froid : "C'est un échec tragique assuré, je prends tous les paris du monde. Les négociations climatiques sont aux mains des défenseurs des industriels. Leur rôle, c'est de fabriquer des objets, de l'énergie, c'est un fait. C'est ce système bloqué par cette industrie transnationale qui produit la crise climatique. Je suis ces affaires depuis vingt-cinq ans, j'en ai vu défiler des sommets climatiques. C'est toujours la même daube." Décroissant alors ? Il s'insurge contre le mot, "vieux remix des années 1970". "Non, pas décroissant ! Il y a des industries qui devraient disparaître, celles qui produisent à tour de bras écrans plats et autres iPhone. Et d'autres qui devraient se développer : il faudrait une croissance sensationnelle de l’agroécologie !"
Bonne nouvelle, Fabrice Nicolino reprend peu à peu ses activités journalistiques. Il tient son blog, trait d'union indispensable avec ses lecteurs. En chantier et presque achevé : un livre pour les enfants sur le loup (à paraître aux éditions La Sarbacane). A venir : une enquête sur la mer, dont il ne veut pas trop parler, parce qu'elle dérangera certainement. Puisse Fabrice Nicolino nous déranger encore longtemps.
-> Lettre à un paysan sur le vaste merdier qu'est devenue l'agriculture, de Fabrice Nicolino (Les Echappés, 13,90 euros)