Son récit commence avec les attentats du marathon de Boston, en avril 2013, et se termine avec ceux de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher, en janvier 2015, à Paris. Entre les deux, Prune Antoine a côtoyé pendant plusieurs mois Djahar, jeune immigré du Caucase en Allemagne, rencontré sur une plage berlinoise.
Au portrait d'intégration qu'elle envisageait d'écrire au départ se substitue peu à peu un livre, sur le mode du journalisme narratif, nouveau genre littéraire en vogue outre-Rhin, mais aussi aux Etats-Unis. Car l'auteure va assister, médusée, à la radicalisation de ce boxeur de 23 ans, arrivé en Allemagne avec sa famille quelques années plus tôt, après un voyage de quatre jours au fond d'un camion.
"Comme les frères Tsarnaev"
La Fille et le Moudjahidine, paru en juin 2015 aux éditions Carnets Nords, fait écho au parcours de ces milliers de jeunes Européens tentés par le "one-way ticket trip", le voyage sans retour en Syrie, pour rejoindre les rangs de l'Etat islamique. Dans ce dialogue à bâtons rompus entre une féministe et un candidat au jihad, Prune Antoine raconte ce basculement et le fil ténu qui sépare les deux mondes.
Certes, Djahar lui parle d'emblée des frères Tsarnaev lorsqu'il la rencontre par un jour de grande chaleur, alors qu'elle vient de remettre le haut de son bikini pour aller lui parler.
"– Salut, je vous écoute depuis un moment. Vous parlez russe, non ? Ou turc ? Tu viens d'où ?, lui demandé-je sans détour en allemand.
– Du Caucase nord. Comme les frères Tsarnaev", répond-il du tac au tac.
Le type a un débit de kalachnikov, je reste muette, un peu surprise. Je n'ai pas compris ce qu'il a dit.
– "Les Brüder (frères) Tsarnaev. Les deux terroristes de l'attentat de Boston, répète-t-il.
– Ah oui, je me souviens, ceux qui ont posé des bombes lors du marathon ?
– C'est ça."
"Jihad", "charia", "niqab"
Pour autant, Djahar se montre ouvert et apprécie la franchise de son interlocutrice. "Ce qui nous a réunis, c'est le fait d'être tous les deux étrangers dans ce pays qu'est l'Allemagne", explique l'auteure à francetv info. Mais, peu à peu, les discussions tournent parfois au vinaigre. Djahar, qui se révèle être "musulman salafiste", évolue dans son discours, se mettant à parler de "jihad", de "charia", de "niqab"... Il passe des heures sur les réseaux sociaux à regarder des vidéos de "combattants tchétchènes, barbus et en uniforme". Aux paysages enneigés du Caucase succèdent les images arides du désert irakien ou syrien. Daech fait son apparition dans l'univers de Djahar.
Un jour de septembre 2014, le jeune caïd donne rendez-vous à la journaliste dans un square et lui montre, non sans une certaine excitation, une vidéo de la décapitation de l'Américain James Foley.
– "Pourquoi tu regardes cette merde ? Tu es en contact avec des gens de l'Etat islamique, maintenant ?
– Oui. Je ne sais pas ce que je vais faire s'ils me proposent de partir..."
(...) Je n'en crois pas mes oreilles.
– Ne me dis pas que tu veux partir en Syrie ?
– Tout bon musulman se doit de rejoindre la "Terre promise".
L'intention du jihad punissable en Allemagne
En Allemagne, contrairement à la France, l'intention du jihad est punissable par la loi. Prune Antoine a donc protégé l'identité du jeune homme, déjà dans le collimateur de la police pour ses multiples trafics. Ils ne communiquent qu'avec la messagerie WhatsApp, jamais par téléphone.
Lorsqu'elle le revoit quelques semaines plus tard, Djahar s'est laissé pousser la barbe. Mais il lui annonce finalement qu'il va se marier. Sa mère, la seule en mesure de le retenir en Allemagne, a organisé des noces avec une cousine du Caucase. L'auteure du livre respire. Le félicite. Le livre s'achève sur cette dernière rencontre, dans un café branché de Berlin. Quelques jours après, les frères Kouachi et Amedy Coulibaly tuent 20 personnes en France, dont huit collaborateurs de Charlie Hebdo.
A ce jour, Djahar n'a toujours pas pris le chemin de la Syrie. "Quand je l'ai revu en mai, il avait rasé sa barbe, son mariage était annulé et il s'était acheté une Porsche Cayenne", raconte Prune Antoine. A-t-il renoncé pour autant à son projet ? "J'attends le bon moment", lui a-t-il simplement répondu.
Catherine Fournier