Qui a oublié le flamboyant Richard Descoings, le directeur de Sciences Po retrouvé mort à 51 ans, le 3 avril 2012, dans une chambre d'hôtel de New York ? Dans Richie, la journaliste du Monde Raphaëlle Bacqué dresse le portrait d'un homme charismatique et paradoxal, conseiller d'Etat et militant d'association anti-Sida, homosexuel marié, fêtard bipolaire et acharné de travail, ami de Sarkozy et de DSK.
Si elle a réalisé, pour l'écrire, une centaine d'entretiens "de la rue Saint-Guillaume" aux "couloirs de l'Elysée" et "des associations gays au bars du Marais", l'auteure ne semble pas, en revanche, avoir eu accès aux plus proches, Guillaume Pépy et Nadia Marik, non mentionnés dans les remerciements. Restituons ici, à grands traits, la trajectoire hors du commun de Richard Descoings :
De l'Ena au combat anti-Sida
Né en 1958 dans une famille de médecins Richard Descoings grandit dans le 7e arrondissement, un de ces beaux quartiers de la rive gauche qu'il ne quittera jamais. Il suit la voie toute tracée des élites : lycées Louis-Le Grand et Henri IV, Sciences Po. S'il doit s'y reprendre à trois fois pour intégrer l'Ena, il sort dixième du classement. A la surprise, selon Raphaëlle Bacqué, de ses camarades, qui avaient à peine remarqué ce garçon discret.
Son rang de sortie lui ouvre les portes du Conseil d'Etat. C'est à ce moment, note la journaliste, qu'il commence à mener une double vie: "côté pile, c'est un bûcheur contraint par les règles de l'ambition. Côté face, un oiseau de nuit, amateur de fêtes, d'ombres secrètes et de garçons (...) Enarque le jour, il est homo de minuit à l'aurore". Mais c'est dans les murs du Conseil d'Etat qu'il rencontre Guillaume Pépy, énarque comme lui, futur directeur de la SNCF et compagnon d'une vie. Il tiendra avec lui table ouverte dans leur appartement commun près de la Madeleine ou "dans une maison de campagne nichée dans un jardin de roses à Saulnières". Le couple ne se cache pas, et invite volontiers. Quand Lionel Jospin fera voter le PACS, en 1999, Richard Descoings s'exclamera : "Cela fait dix ans que Guillaume et moi sommes à l'avant-garde !"
C'est le Conseil d'Etat encore, peu exigeant en temps de travail, qui lui permet, de 1985 à 1987, de s'investir dans une association d'aide aux malades du Sida : Aides, fondée par Daniel Defert, l'ultime compagnon du philosophe Michel Foucault. Comme d'autres homosexuels, Richard Descoings a vu des proches succomber à la maladie. Mais il apprend aussi à Aides, repaires d"intellectuels brillants, les ressorts d'une militance habile et d'une communication efficace.
Un directeur iconoclaste à la tête de Sciences Po
Au Conseil d'Etat, Richard Descoings s'ennuie. Lorsqu'en 1996, le directeur de Sciences Po, Alain Lancelot, est contesté pour avoir voulu remplacer les bourses par des prêts, il saute sur l'occasion. Adoubé par le Premier ministre Alain Juppé, malgré ses passages dans des cabinets mitterrandiens, "Richie" prend la direction de l'école, à 37 ans.
Rarement la vénérable école de la rue des Saints-Pères a eu un directeur aussi jeune. Il va secouer l'institution. Première ambition : faire passer le cursus de trois à cinq ans, dont une année à l'étranger. Ce séjour international était déjà une réalité pour des milliers d'étudiants, grâce à Erasmus, mais pas pour ceux de Sciences Po. Descoings négocie des accords d'échange avec de prestigieuses université américaines, grandement aidé par le ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine (qui met ses ambassadeurs au service de cette ambition), et par Christine Lagarde, directrice du cabinet d'avocats américains Baker & McKenzie.
Cette réforme là, qui tenait plutôt du rattrapage, ne soulèvera pas la même tempête que celle de l'ouverture aux ZEP. L'initiative est partie d'un constat : Sciences Po n'accueille même pas 1% d'enfants d'ouvriers. Début 2001, Richard Descoings décide de passer une convention avec des lycées pour accueillir quelques dizaines d'élèves de milieux défavorisés, avec un concours spécial. Des beaux esprits (Jacques Attali, Alain-Gérard Slama) crient au scandale, mais la presse est très vite acquise à l'idée. Celle-ci jouera son rôle dans l'aura de Richard Descoings, autant que son art consommé de la séduction.
Car Richard Descoings, raconte Raphaëlle Bacqué, adore ses élèves, jusqu'à faire la fête avec eux, boire et danser toute la nuit en leur compagnie, ou leur envoyer des mots doux. Bref, il tutoie les limites. Plus tard, il les prendra volontiers comme amis sur Facebook, à la naissance du réseau social. Il sait enfin, selon l'essayiste, convaincre les plus rétifs et transformer en allié tel syndicaliste étudiant remuant, lui accordant budget, salles de réunion, voire un poste. Don Juan et pragmatique à la fois.
La folie des grandeurs
Pour Sciences po, dont les droits d'inscription vont exploser, rien n'est trop beau. L'heure est au strass et aux paillettes ? L'institution le sera aussi. Richard Descoings lance des projets tous azimuts. Il crée l'Ecole de journalisme, multiplie en région les campus portant "la marque" Sciences Po, fait sponsoriser des chaires par des grandes entreprises (Véolia pour le développement durable, Total pour le Moyen-Orient ...). Et négocie directement le budget -rappelons que Sciences Po est financé en grande partie par l'Etat- avec les ministres. Il rêve d'un vaste développement immobilier de l'école dans ce 7e arrondissement hors de prix.
L'école a toujours eu des profs prestigieux ? A la rentrée 2000, Richard Descoings embauche à la baisse Dominique Strauss-Kahn, empêtré dans le scandale de la Mnef et démissionnaire du gouvernement Jospin. Son entregent ouvre des portes, et sa dimension de présidentiable peut servir. Plus tard, en 2007, Richard Descoings se rapproche de Nicolas Sarkozy.
Comment ne pas verser dans la folie des grandeurs ? Surtout quand, de sucroît, le tout-Paris sollicite un coup de pouce pour faire entrer sa progéniture dans l'école dépoussiérée ? Richard Descoings considère qu'il a ouvert Sciences Po à la mondialisation, diversifié (un tantinet) les élèves, fait rayonner l'école à l'étranger. On ne lui refuse rien. Via un comité des rémunérations au fonctionnement opaque, où siège notamment le banquier Michel Pébereau, il se fait verser un salaire mirobolant : "la rémunération annuelle brute du directeur est passée de 315 311 euros en 2005 à 537 247 euros en 2010, soit une augmentation de 70%". Des primes sont également distribués aux enseignants bien vus.
Enfin, il nomme l'ex-publicitaire Nadia Marik, dont il est tombé amoureux et qu'il a épousée en 2004 (tout en continuant à vivre aussi avec Guillaume Pépy),numéro deux de l'institution, ce qui vaut au couple le doux surnom de Ceausescu (du nom du dictateur roumain fusillé en 1989 avec sa femme Elena, à la chute du Mur de Berlin). Alors qu'il est compté aux universités, l'argent semble couler à flots à Sciences Po, sans que l'établissement ne soutienne, par la qualité de ses recherches scientifiques, la comparaison qu'il affectionne avec Harvard.
Les tensions finales
En septembre 2011, la Cour des Comptes, qui a eu vent de ces dérives, lance un contrôle rue des Saints Pères. En décembre de la même année, Mediapart révèle que les dirigeants de Sciences po ont touché des superbonus, et que des "primes de plusieurs centaines de milliers d'euros" ont été distribués aux cadres dirigeants.
C'est dans ce contexte tendu que Richard Descoings part à New York, le 1er avril 2012. Après une soirée chez le joueur d'échecs Gary Kasparov, il rentre à son hôtel. Selon Raphaëlle Bacqué, il a trouvé de la compagnie pour la nuit via un site fournissant des "escort boys", mais cette visite n'aurait pas joué de rôle dans sa mort. Bipolaire qui avait fait une tentative de suicide en 2002, cet homme de tous les excès, affirme l'auteur, a succombé, probablement dans son sommeil, à des problèmes cardiaques,. Guillaume Pépy, amant et compagnon fidèle, ira chercher son corps à New York. Dès l'aube, une chapelle ardente est improvisée à Sciences Po.
A l'église Saint-Sulpice débordant de fleurs blanches, écrit Raphaêlle Bacqué, "une demi-douzaine de ministres, de grands banquiers et des fonctionnaires en pagaille" assiste à son enterrement. L'association Plug'n Play des "gays, lesbiennes, bis, trans, queer de Sciences po", a été "renvoyée sur les bords de la nef". Côte à côte se tiennent, bien droits, Guillaume Pépy et Nadia Marik, qui ont "annoncé sa mort ensemble sur les faire-parts publiés dans la presse".
Trois ans plus tard, qu'est-ce qui a changé à Sciences Po ? Rien ou si peu, estime Raphaëlle Bacqué. "Les grands doges de Sciences po, Michel Pébereau, Jean-Claude Casanova, mais aussi les représentants des grands corps de l'Etat, sont toujours en place, déclare-t-elle à L'Express Ils ont organisé la succession en écartant tous ceux qui, d'une façon ou d'une autre, auraient pu dénoncer un héritage qui est aussi le leur."
-> Richie, de Raphaëlle Bacqué (éditions Grasset, 18 euros).