La mémoire bafouée du général Dumas, fils d'esclave, père d'Alexandre et héros de la Révolution

Le général Alexandre Dumas (1762-1806), peinture d'Olivier Pichat, photo de Bruno Arrigoni — Musée Alexandre Dumas, Villers-Cotterëts  Wikimedia Commons 

Ainsi la municipalité de Villers-Cotterêts, conquise par le FN aux dernières municipales, n'a rien eu de plus pressé que de supprimer la commémoration de l'abolition de l'esclavage ce 10 mai.

Vous avez bien lu : Villers-Cotterêts, cette petite ville de l'Aisne où est né Alexandre Dumas, en 1802. Et où, dix ans plus tôt, un jeune soldat métis du même nom, engagé dans le régiment des dragons de la Reine, avait épousé une enfant du pays, Marie-Louise Labouret, et fondé une famille avant d'y être enterré.

Le fils d'un comte normand et d'une esclave de Saint-Domingue

Fallait-il une nouvelle fois cracher sur la tombe du général Dumas, héros de la Révolution auquel la France a si peu et si mal rendu hommage ?

Car elle est longue, la liste des avanies subies par le comte Thomas Alexandre Davy de la Pailleterie,  né en 1762 à Jérémie, dans la moitié française de l'île de Saint-Domingue (aujourd'hui Haïti), d'un père noble et d'une mère esclave, Marie-Cessette Dumas.

A cette figure exceptionnelle,  le journaliste américain Tom Reiss a consacré une passionnante biographie (Dumas, le comte noir, Gloire, révolution, trahison : l'histoire du vrai comte de Monte-Cristo). Tout autant qu'une vie hors du commun, il nous raconte, avec foultitude de précisions, le cadre colonial, l'épopée révolutionnaire et l'ascension d'un Napoléon traître aux idéaux républicains.

Le livre débute en Haïti, où un nobliau, probablement chassé par son frère aîné, un planteur fortuné, s'enfuit dans un coin de Saint-Domingue tenu par des contrebandiers. Il y prend pour compagne une esclave noire.  Plusieurs enfants naissent, mais il ne ramène dans sa Normandie natale, après trois décennies passées sur l'île caribéenne, que son fils favori, Thomas Alexandre, alors âgé de 14 ans.

Dans la France pré-révolutionnaire, naissance du débat abolitionniste

Nous sommes au tournant des années 1780, dans la France pré-révolutionnaire. Celle des Lumières où des avocats abolitionnistes multiplient les procès pour obtenir l'affranchissement des esclaves, au grand dam du lobby colonial.

Les planteurs et leurs soutiens politiques s'emballent, et racialisent le débat. Le 7 août 1775, rappelle Tom Reiss, "Louis XVI signe la "Déclaration pour la police des Noirs". Premier texte à visée ouvertement raciale, ce code défendait l'entrée du royaume à tous les Noirs et gens de couleurs et appelait à déporter aux îles tous ceux qui s'y étaient introduits ou y résidaient illégalement".

Libre puisque fils d'un homme libre qui l'a officiellement reconnu, le débat ne concerne pas, à priori, le jeune Thomas Alexandre. L'adolescent, qui poursuit ses études à Paris, brille en équitation et à l'escrime où il est formé par le chevalier de Saint-Georges, meilleur épéiste d'Europe, lui aussi métis. Mais le jeune comte se heurte aussi au racisme.

Un héros de la Révolution 

Le grand vent de la Révolution semble balayer ces menaces et va offrir des formidables opportunités à Thomas Alexandre. Désargenté, en froid avec son père, il s'engage à 24 ans dans le régiment des dragons de la reine sous le nom de sa mère, Dumas, prénom, Alexandre.

En garnison à Villers-Cotterêts, il tombe amoureux de la fille d'un aubergiste. Celui-ci ne pose qu'une condition au mariage: que le sous-officier revienne maréchal des logis. Il reviendra en lieutenant-colonel, puis en général.

Envoyé en Vendée, il tente de calmer les exactions des troupes révolutionnaires, au point de mériter le nom de "Monsieur de l'Humanité". Ironique de la part des soldats, mais, à postériori, infiniment élogieux. Puis il s'illustre, en plein hiver, dans la bataille du Mont-Cenis, dans les Alpes. C'est le début de ses contacts -rugueux- avec Bonaparte, qui l'embarque dans la campagne d'Egypte, où sa haute stature et son courage terrifient les troupes adverses.

Trahi par Napoléon

Au retour, il est fait prisonnier en Italie, et sa détention sera un calvaire. Il revient malade de ces deux années de captivité et meurt peu après, en 1806, laissant derrière lui une veuve et trois enfants,  dont un futur romancier prolixe.

L'auteur des Trois Mousquetaires gardera toute sa vie de son père (qu'il vit un jour sauver quelqu'un de la noyade) un souvenir émerveillé. Mais il se rappellera aussi d'un homme abandonné par ceux qu'il aida dans la course aux honneurs et au pouvoir. Et d'abord par Napoléon, l'empereur qui revient, en 1802, sur la décision révolutionnaire d'abolir l'esclavage dans les îles sucrières.

Cet empereur qui avait envoyé le général Dumas en première ligne en Egypte interdit désormais aux hommes de couleur de devenir officiers. Revenu de captivité, l'héroïque Dumas est une anomalie gênante, qu'il convient d'oublier. Il ne reçoit ni les honneurs ni la pension qu'auraient dû lui valoir ses exploits militaires. Le jeune Alexandre, devenu orphelin de père à quatre ans, n'a pas les moyens de poursuivre ses études.

Depuis, "la patrie reconnaissante" a-t-elle honoré le général Dumas, soldat valeureux et humaniste ?  Pas vraiment. Une statue financée par une souscription publique auprès d'un petit comité de fidèles d'Alexandre Dumas (le romancier) avait été érigée à l'automne 1912 dans le XVIIe arrondissement, parisien puis détruite par les nazis pendant l'hiver 1941-1942.

A l'initiative de de l'Association des amis du général Dumas et de l'historien Claude Ribbe, un autre de ses biographes (Le diable noir), une sculpture à sa mémoire, "Fers", inaugurée par Bertrand Delanoë, se dresse depuis 2009 place Malesherbes à Paris. Mais le plus bel hommage à cette figure d'exception reste cette enthousiasmante biographie venue d'outre-Atlantique, et récompensée en 2013 du prix Pulitzer.

-> Dumas, Le comte noir, Gloire, Révolution, Trahison : l'histoire du vrai comte de Monte-Cristo , Biographie, Tom Reiss (Flammarion, 23 euros)