Sorti le 26 septembre à 220.000 exemplaires, Hexagone, Sur les routes de l'histoire de France, dernier livre du comédien Lorànt Deutsch, défraie déjà la chronique.
Trois historiens, Christophe Naudin, Aurore Chéry et William Blanc, dénoncent dans Le Huffington Post la vision ultra-droitière qui s'en dégage. Ils se focalisent sur un des chapitres Le Croissant et le marteau, qui porte sur la bataille de Poitiers.
Rappel pour ceux qui ont séché leurs cours d'histoire : celle-ci opposa en 732 les troupes du Royaume franc et du Duché d'Aquitaine à celles du califat omeyyade, venues d'Espagne. Morceaux choisis, après lecture du chapitre incriminé, qui fait une quinzaine de pages.
"Coran dans une main, cimeterre dans l'autre"
Lorànt Deutsch (ou son "complice" Emmanuel Haymann, cité en début d'ouvrage) présente les conquérants envahissant Narbonne "Coran dans une main, cimeterre dans l'autre" (page 224).
Le récit se poursuit par la déportation d'une fille du duc d'Aquitaine dans l'Orient lointain. A la suite d'une négociation malheureuse, la "diaphane chrétienne" est "envoyée à Bagdad dans le harem du calife où elle remportait un beau succès, disait-on, et enchantait les sens du Commandeur des croyants" (page 225).
"Le déferlement sarrasin"
Après s'en être pris à la princesse aquitaine, l'émir Abd al-Rahman "réunit en Espagne une invraisemblable force de frappe destinée à envahir le royaume franc : des centaines de milliers d'Arabes et de Berbères, formant une armée suivie par une population d'hommes, de femmes, d'enfants et d'esclaves pressés de prendre possession des futures terres occupées. Cette masse immense se met en marche." (page 225)
De la "horde" au "déferlement sarrasin", les termes négatifs se succèdent, et quelques invraisemblances (enfants et esclaves "pressés de prendre possession" des terres?).
Et l'invasion, sous la plume de Lorànt Deutsch, ne se cantonne pas à l'armée combattante puisque "la route est encombrée de vieillards, de femmes d'enfants, de toute cette population qui croyait pouvoir venir s'installer sur les riches terres de Francie... " (page 231).
"L'extension de l'islam est stoppée"
Car le récit glisse du péril guerrier au péril démographique : il s'agit bien ici de femmes, d'enfants et de vieillards décrits comme des envahisseurs. Heureusement, s'enflamme l'auteur, "Charles Martel pousse son avantage, poursuit les fuyards, massacre la piétaille". Victoire : "l'extension de l'islam est stoppée" (page 231).
Et Lorànt Deutsch d'épiloguer: "Je le sais bien, la bataille de Poitiers, le Croissant contre la Croix, l'union sacrée des chrétiens et des païens contre l'envahisseur musulman dérangent le politiquement correct... Alors pour nier ce choc des civilisations, certains historiens ont limité la portée de la bataille remportée par Charles Martel" (page 231). Là encore, le discours en rappelle d'autres. Les droites extrêmes s'en prennent volontiers au "politiquement correct", censure invisible qui briderait leur droit d'expression.
La bataille de Poitiers, un "marqueur idéologique"
En quoi "la bataille de Poitiers" est-elle "un marqueur idéologique qui n'a rien d'anodin", selon Christophe Naudin, Aurore Chéry et William Blanc ? Parce qu'"elle reste, estiment-ils, une référence des groupes identitaires et de l'extrême droite qui, jusqu'à Marine Le Pen, voient dans la victoire de Charles Martel une Gaule (et donc, pour eux, la France) sauvée du péril musulman, qui nous menacerait à nouveau aujourd'hui".
Ces mêmes historiens, qui pointent des approximations et une lecture anachronique de l'histoire, avaient déjà mis en cause Métronome, précédent best-seller de Lorànt Deutsch sur l'histoire de Paris. En juillet 2012, Alexis Corbière avait d'ailleurs demandé (au nom du groupe PCF-Parti de gauche du Conseil de Paris) que la Ville de Paris cesse de faire la promotion de cet ouvrage, comme Le Monde s'en était fait l'écho.
Outre ses "nombreuses erreurs", le livre, avait-il argumenté, "propose une vision orientée répondant à une lecture idéologique assumée, pétrie de convictions religieuses de l'auteur (...) qui ne se cache pas d'être hostile à la République, particulièrement à la Révolution française et se dit nostalgique de la monarchie".
De son côté, Jérôme Garcin saluait ironiquement en novembre 2012, dans L'Obs , la "prouesse inédite" de Lorànt Deutsch et Patrick Buisson (ex-directeur du journal d'extrême-droite Minute et ancien conseiller de Nicolas Sarkozy à l'Elysée) dans leur livre sur Le Paris de Céline.
Ils réussissaient, notait le journaliste, à "ne rien dire de ce qui, à la Libération, a poussé l'écrivain à l'exil" (auteur de pamphlets antisémites avant-guerre, Louis-Ferdinand Céline, qui avait collaboré avec l'occupant nazi, s'était enfui en 1944 en Allemagne, à Sigmaringen, puis au Danemark).
Il a été précisé dans Le Monde que Lorànt Deutsch ne faisait que "présenter" le livre, et ne l'avait pas écrit. Mais sa photo figure sur la couverture de l'ouvrage, lui servant de caution.
Lorànt Deutsch : "Je n'ai rien inventé"
Lorànt Deutsch a répondu à ses détracteurs le 3 octobre dans l'émission C à vous d'Anne-Sophie Lapix, arguant notamment : "Je n'ai rien inventé. Il n'y a rien de moi, c'est vrai, dans le livre. Je me suis basé sur des auteurs, des historiens hautement qualifiés".
La polémique devrait contribuer à doper un peu plus les ventes de l'ouvrage, déjà dans la liste des best-sellers Ipsos/ Livres-Hebdo. Il figure en 13e position du Top 20 du magazine, toutes catégories de livres confondues, dans la semaine du 23 au 29 septembre 2013.
-> Hexagone. Sur les routes de l'histoire de France (Lorànt Deutsch, "avec la complicité d'Emmanuel Haymann", Michel Lafon, 458 pages, 18,95 euros).
-> Lorànt Deutsch et le mythe de l'invasion musulmane, la tribune des trois historiens à lire sur le Huffington Post