Le 25 octobre 2013 à un rassemblement de la Manif pour tous, une petite fille d'une dizaine d'années filmée par Angers Mag agitait à l'attention de Christiane Taubira une pelure : "La guenon, mange ta banane!" Quatre mois plus tard, la ministre de la Justice publie, sur le racisme, un court essai: Paroles de liberté.
"Rien à dire sur la race, à moins de philosopher sur le néant"
Ce livre, avertit l'auteure, ne répond ni aux racistes, ni au racisme. Parce que "rien à dire sur la race, à moins de philosopher sur le néant. Rien à dire sur les théories racialistes, à moins d'accorder quelque valeur à des élucubrations mille fois démontées par les sciences et la philologie".
Pourtant, le racisme, elle l'a rencontré. A sept ans, à Cayenne, une "religieuse acariâtre" s'en prend à sa "coiffure de négresse". A vingt ans, à Paris, elle voit des "ratonnades organisées par les étudiants d'extrême-droite qui poursuivaient les étudiants africains jusque derrière les tables de la bibliothèque". Elle se souvient des "jobs valorisants et bien rémunérés" que "les colorés" ne décrochaient jamais. De ce journaliste lui demandant : "Vous, madame Taubira, venant de Guyane, la polygamie, bien sûr vous connaissez ?"
Pire encore, remarque-t-elle, les clichés racistes sont parfois cautionnés au sommet de l'Etat. Même si elle exonère Nicolas Sarkozy de tout racisme ("Rien dans ses propos personnels ni dans son attitude n'autorise à le penser" [qu'il soit raciste]), elle se remémore le discours de Grenoble prononcé par le précédent chef de l'Etat, le 30 juillet 2010. Et sa "sidérante équation entre l'insécurité et l'immigration, visant les Roms en particulier". Après tant d'autres, elle épingle le discours de Dakar du 26 juillet 2007 écrit par Henri Guaino, et ses formules douteuses ("L'homme africain n'est pas assez entré dans l'Histoire ...").
"Le langage du colon quand il parle du colonisé est un langage zoologique"
Rêvons un peu. Si la petite fille qui a insulté la ministre ouvrait un jour le livre, elle y apprendrait dans quel fonds historique est puisée la comparaison animale qui lui est montée aux lèvres. Car le racisme a une histoire, souligne Christiane Taubira, qui est celle de la colonisation ("le langage du colon, quand il parle du colonisé, est zoologique", disait Frantz Fanon) et de l'esclavage. "Il fallait bien cela (cette déshumanisation), et pas moins pour justifier sur plusieurs siècles une déportation massive, une activité économique fondée sur la violence et l'exil, réglementée par les Etats, bénie par le Vatican". Un sujet qu'elle connait sur le bout des doigts, elle qui a donné son nom à la loi reconnaissant la traite négrière et l'esclavage comme crimes contre l'humanité.
"Le racisme", assène enfin Christiane Taubira qui entend s'exprimer au nom "des victimes muselées, des "lauréats convertis en vigiles" et des "talents réduits à la consonance de leur nom", est "un altéricide". Une façon de tuer l'autre et son estime de soi.
Certes l'ouvrage donne le sentiment d'avoir été écrit un peu vite (on peut fustiger les "mots méchants, blessants et meurtriers" tapés sur les réseaux sociaux sans évoquer "des doigts bouffis par la lâcheté flasque de l'anonymat", image redondante qui prête plus à rire qu'à s'indigner). Et la ministre qui déplore les "8,5 millions" de pauvres en France paraît se cantonner, un peu facilement, au rôle de spectatrice. Mais ces maladresses ne sauraient éclipser l'érudition de l'ensemble, ni ce bel exergue signé Aimé Césaire : "Haïr, c'est encore dépendre" .
-> Paroles de liberté, de Christiane Taubira (Flammarion, 12 euros)