Yeux immenses et frange sixties, Claire Berest me reçoit dans son appartement cosy du 18e arrondissement parisien. Cinquième étage à vue plongeante sur les voies de la gare de l'Est, bibliothèque d'ex-étudiante en lettres et, sur un mur, souligné de deux dates (1802-1885, naissance et mort), un portrait de Victor Hugo signé de son compagnon.
Un café et quelques volutes de cigarettes plus tard, la conversation roule sur ces Enfants perdus qu'elle vient de publier. Pourquoi cette jolie brune de 31 ans s'est-elle lancée dans une enquête de plusieurs mois sur la Brigade des mineurs ? Elle raconte comment, propulsée prof de français en Seine-Saint-Denis, à 25 ans, elle a démissionné au bout d'un an et cinq jours. Dès le premier cours, "un élève explosait une table". Dix ans à peine et un abîme la séparaient des ados qui lui faisaient face.
"Là on en est à gérer des gamins qui sont en cinquième ou sixième"
C'est ce gouffre qu'elle a voulu sonder, à travers le prisme -exagéré, mais générationnel ?- de la Brigade des mineurs. « J’ai eu une expérience submergeante, c’était un vrai échec. Je n’ai rien compris aux gens en face de moi. Pris un par un, ils étaient attachants. En groupe, ils étaient en meute.J’ai tout lâché pour devenir écrivain." Ce livre est né d'une interrogation : "Pourquoi je ne comprends pas les jeunes d’aujourd’hui ?"
Très vite, elle a recueilli une avalanche d'histoires, chaque policier lui racontant d'emblée dix ou douze anecdotes pour illustrer ses propos ou son sentiment d'impuissance ("la police judiciaire, note l'auteure au passage, a de moins en moins d'effectifs").
D'où 180 pages qui prennent à la gorge le lecteur, et où reviennent souvent les écrans qui hantent les vies des adolescents d'aujourd'hui, comme le montre ces jours-ci l'agression filmée d'un handicapé par des mineurs.
Ce qui frappe aussi, c'est l'extrême jeunesse des auteurs de délits. "Dans le dernier dossier que l'on a pris à la permanence, dit une enquêtrice, les auteurs ont 12 ans. Et à 12 ans, ils sont dans des affaires de sodomie et de fellation. A 12 ans, en sixième." Les victimes sont "deux jeunes filles à qui l'on a demandé (...) de faire ces actes et elles ont été filmées (...) Après on les fait chanter à cause des vidéos".
Une policière reconnaît un décalage "avec cette génération, qui voit des films pornos avant de passer à l'acte". Et de poursuivre : "Rien qu'en ce qui concerne les dossiers d'abus sexuels entre ados, j'ai vraiment vu l'âge des gamins baisser. Je suis arrivée, c'était des enfants en classe de seconde ou première. Ils avaient autour de 16 ou 17 ans. Là on en est à gérer régulièrement des gamins qui sont en cinquième ou sixième".
"Le plaquage d’images ultra-trash sur leur première fois"
Des témoignages d'enquêteurs? Il y en a pléthore. Commençons par celui-ci : "Je me souviens d'un jour, on recevait un gamin de 10 ans, un tout petit bonhomme, on lui aurait donné le bon dieu sans confession. Il était là parce qu'avec des copains du même âge, ils avaient voulu reproduire les images qu'ils avaient vues dans un film porno".
"J'ai pensé qu'à un moment donné, on allait arriver à un point de rupture et que ça allait redescendre. Mais (...) c'est toujours plus jeune, plus trash, plus violent. A 12 ans, là, ça ne me fait plus rire", témoigne un autre. Un troisième : "Ca évolue négativement depuis deux, trois ans (...) J'ai le souvenir de la première gamine de 12 ans que j'avais entendue, elle s'était rendue dans une cité pour aller coucher avec un mec qu'elle avait rencontré sur Internet. Cela m'avait choqué. C'est juste des gosses".
Ce qui choque aussi Claire Berest, ce sont ces "gamines qui se font filmer lors de leur premier acte sexuel, lors de leur perte de virginité. Au lieu d’y aller à tâtons, il y a le plaquages d’images ultra-trash sur leur première fois, avec d'autres gens et des smartphones. Et ça se passe dans tous les milieux : c’est une question de génération, ce rapport à l’image constant."
Une "génération ultra-connectée avec des conséquences qu’on ne mesure pas"
Tous les milieux : c'est une autre dimension du livre, qui se fait l'écho d'une série de viols dans les beaux quartiers parisiens. Des jeunes gens "récupéraient en boîte, en soirée, des jeunes filles complètement ivres (...) Une des filles a fini par porter plainte. On a mis la main sur les téléphones portables des garçons. Ils avaient gardé tous les numéros de filles : elles étaient enregistrées avec leur prénom suivi de "sasa". Pour "salope". Ca signifiait qu'ils avaient déjà couché avec. Ils avaient entre 16 et 20 ans et venaient de familles bien sous tous rapports du VIIe arrondissement".
Car la police, insiste Claire Berest, met à nu un contenu insoupçonné des parents. "En fouillant, lors des enquêtes, les téléphones portables, les ordinateurs, ils ont un accès inédit aux messages les plus crus" (ne parlons pas des photos).
Ce qui surprend, enfin, c'est l'"absence de projection" des auteurs de délits "comme si l'autre était d'une nature radicalement différente". Claire Berest avoue s'interroger sur cette "génération ultra-connectée avec des conséquences qu’on ne mesure pas. Les parents tombent de leur chaise quand on leur apprend les délits de leurs enfants. Moi-même je suis tombée de ma chaise. Ce monde nous échappe. Il faut les protéger des dérives trop graves."
Et maintenant ? La jeune femme, qui a déjà à son actif deux romans et un essai sur sa démission de l'Education nationale compte "enchaîner sur un autre livre, un roman. Pour moi, ce n’est pas fini. Je laisse reposer. J’ai été très touchée par les jeunes filles, la cyber-intimidation. Comment peut-on se suicider à 12, 13 ans à cause de publications ou d’insultes sur Facebook ?" Mais elle se refuse, si elle consacre une fiction à la cyber-criminalité, à être "dans l’à-peu-près." Pas plus qu'elle n'a voulu l'être en rédigeant ces Enfants perdus dédiés "aux enquêteurs de la brigade des mineurs".
-> Enfants perdus, Enquête à la Brigade des mineurs, de Claire Berest (Plein Jour, 18 euros)