C'est la bonne surprise des vacances : le livre d'Antoine Compagnon, Un été avec Montaigne, n'a pas quitté la liste des best-sellers depuis fin juin. A titre d'exemple, il figure cette semaine en cinquième place des meilleures ventes livres du classement Fnac/Le Point, entre un polar suédois (Le gardien de phare, de Camilla Läckberg) et un roman érotique (Cinquante nuances plus claires, de la britannique E.L.James).
Quoi de neuf, donc, dans la littérature à succès, en août 2013 ? Michel de Montaigne (1533-1592), auteur rafraîchissant du XVIe siècle expliqué par Antoine Compagnon, un professeur du Collège de France au trajet atypique.
Polytechnicien et ingéneur des Ponts et chaussées, ce fils de militaire né en 1950 a délaissé maths et sciences physiques pour se consacrer à la littérature et devenir un des plus fins connaisseurs de Marcel Proust. Autant dire qu'il a beaucoup réfléchi à l'influence de la vie sur l'écriture, et vice-versa. Il l'applique ici à Montaigne.
En quarante chapitres ultra-courts -ils n'excèdent pas quatre pages puisqu'ils furent, d'abord, une émission de quelques minutes sur France Inter- Antoine Compagnon a disséqué de petits morceaux des Essais. Il les sert croustillants, par petites entrées thématiques (Un hermaphrodite, Contre la torture...) pour en extraire mieux qu'une philosophie. Une façon de vivre. Pourquoi Montaigne nous y apparaît-il si moderne ?
Parce qu'il fuit les querelles religieuses, ces nids à problèmes
Antoine Compagnon nous le dit sans fard, "la religion de Montaigne reste pour nous une énigme. Bien malin celui qui réussira à démêler ce qu'il croyait vraiment. Fut-il un bon catholique ou un athée masqué?". Mystère. Faut-il le rappeler ? Montaigne écrivait dans un pays ravagé par les guerres de religion dont l'horreur culmina, le 24 août 1572, avec le massacre à Paris de milliers de protestants, le jour de la Saint-Barthélémy.
Or l'auteur des Essais avait pour amis Etienne de La Boétie, dont Le Discours de la servitude volontaire fleurait l'hérésie, et le protestant Henri de Navarre, futur Henri IV, converti au catholicisme pour conquérir la couronne de France. Que pesaient d'obscures querelles dogmatiques face à ces affections ?
L'écrivain livre d'ailleurs sa conviction - et frôle le blasphème- en suggérant que "nous sommes Chrétiens à même titre que nous sommes Périgourdins ou Allemands". Une question de hasard, en somme, qui ne justifie pas tout ce sang versé.
Parce qu'il parle de tout (jusqu'à ses pannes sexuelles)
Non, Antoine Compagnon ne fait pas passer Les Essais pour un ouvrage érotique méconnu. Mais il signale que Montaigne parle franc et éventuellement cru. Le magistrat bordelais évoque sans détour ce jour où "monsieur ma partie lui fit défaut" après qu'"un ami lui eut raconté une sienne défaillance et quand il y repensa au mauvais moment".
Il regrette aussi d'être "vicieux en soudaineté", c'est à dire, explique pudiquement Antoine Compagnon, "incapable de retarder sa volupté". Et pourquoi le déplore-t-il ? Parce que l'amour est une occupation "où la manière trop directe" (qu'il prône par ailleurs) ne paie pas. Et de faire en ce domaine l'éloge de la séduction, et de la lenteur.
Parce qu'il s'adresse aux femmes, ces lectrices idéales
Montaigne était-il féministe dans un XVIe siècle qui ne l'était guère? Sans verser dans l'anachronisme, Antoine Compagnon affirme que les femmes étaient pour Montaigne de précieuses interlocutrices. Et si le maire de Bordeaux a décidé d'écrire en français, lui qui maîtrisait parfaitement le latin, "c'est bien parce que ses lecteurs rêvés sont des femmes, moins familières des langues anciennes que les hommes". C'est d'ailleurs à l'une d'elles, l'écrivain Marie de Gournay, de trente ans sa cadette, que sera confiée l'édition posthume des Essais.
Parce qu'il se sert des "Indiens", ces étrangers, pour dire la vérité toute nue
Un siècle et demi avant Les lettres persanes de Montesquieu, Montaigne prend prétexte d'un regard étranger sur le royaume de France pour asséner quelques vérités. "A Rouen, en 1562", relate Antoine Compagnon, "Montaigne rencontra trois Indiens de la France antarctique, l'implantation française dans la baie de Rio de Janeiro. Ils furent présentés au roi Charles IX, alors âgé de douze ans...Puis Montaigne eut une conversation avec eux."
Il raconte, dans les Essais, les étonnements de ces "Indiens". Le premier ? Pourquoi des hommes forts, barbus et armés (vraisemblablement des gardes suisses) obéissaient-ils à un enfant de douze ans ? Et voici la monarchie héréditaire remise en cause.
Le second ? "Ils avaient aperçu qu'il y avait parmi nous des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté; et trouvaient étrange comme ces moitiés ici nécessiteuses pouvaient souffrir une telle injustice, qu'ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons". Et voilà posée l'éternelle question du partage des richesses et du pouvoir.
En passant, on picore quelques règles d'écriture (se méfier des effets de style, fuir l'argument d'autorité). Et quelques règles de vie, dont celle-ci, particulièrement pertinente en ce mois de vacances : "J'ai un dictionnaire tout à part moi : je passe le temps, quand il est mauvais et incommode; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retâte, je m'y tiens". Pas mieux, à l'approche du 15 août.
-> Un été avec Montaigne, Antoine Compagnon (édition des Equateurs, 12 euros). Les émissions dont le livre est tiré peuvent être réécoutées sur France Inter. D'Antoine Compagnon, on peut également lire avec beaucoup de plaisir La classe de rhéto (Gallimard), où il raconte ses années-lycées au prytanée (militaire) de La Flèche, à la fin des années 60.