Après Des hommes d'Etat (2008), dramaturgie du duel Villepin-Sarkozy sur fond de présidence Chirac finissante, Bruno Le Maire relate dans Jours de pouvoir deux années (2010-2012) comme ministre de l'Agriculture, à la fin du quinquennat Sarkozy.
Gallimard tire d'emblée à 30.000 exemplaires ce récit de quatre cents pages qui sort jeudi 31 janvier et mêle vie intime, scènes de la vie politique, portrait de Nicolas Sarkozy et interminables négociations sur les prix agricoles.
D'où parle ce quadragénaire ambitieux et lettré, aujourd'hui député UMP de l'Eure ? De sa place d'"acteur" engagé parce que, écrit-il, "la vérité du pouvoir est dans son exercice". Qui le lira ? Proposons cinq familles :
Les défenseurs de Nicolas Sarkozy
Dis-moi qui tu regardes, je te dirai qui tu es. Dans Jours de pouvoir, il n'y a qu'un sujet de fascination : Nicolas Sarkozy. Et la volonté proclamée de raconter un homme "plus complexe" que sa "caricature".
L'ancien président y est dépeint, comme partout, narcissique, combatif, abrupt et parfois insultant (sur ses concurrents à droite : "je laisse faire le bal des nains"). Mais aussi attentif, prévenant et courtois ("Pardon, Bruno, je te reçois en retard, vraiment pardon").
Un portrait qui estompe les défauts, rehausse les qualités, insiste sur les limites du pouvoir présidentiel. Bon timing : alors que son successeur, six mois plus tard, voit sa cote de popularité chuter, le message est audible.
Par refus "des règlements de compte", l'auteur est peu disert sur le reste du personnel politique. Des guerres à l'UMP, on ne saura quasi-rien. S'il évoque son conflit avec François Baroin, qui lui vola - à ses yeux- sa place à la tête de Bercy, c'est sans une épithète blessante pour l'ex-journaliste d'Europe 1. Les autres figures de droite? Jean-François Copé ne fait que passer et François Fillon est campé en taiseux.
Plus drôle, Valéry Giscard d'Estaing, croqué en une question posée à l'auteur ("vous avez fait quoi comme études, juste l'ENA ou autre chose?" ) et cette banderille sur une rivale, Nathalie Kosciuscko-Morizet, interrogée par Nicolas Sarkozy : "Tu as mis tes bottes Hermès, Nathalie ? Elles sont magnifiques, Hermès, c'est cher, mais c'est magnifique"
Hormis ces piques à fleuret mouchetés, pas une phrase susceptible de le brouiller avec ses pairs. Ni de lui acquérir les lecteurs du Canard enchaîné : peu d'échos ici des bas-fonds, mesquineries et traquenards de la vie politique ordinaire.
Les mères de famille ?
Un homme politique qui dédie son livre à sa femme (Pauline) et à ses quatre fils (Louis, Adrien, Matthias, Barthélémy), c'est classique. Un homme politique qui décrit l'accouchement de sa femme ou raconte comment il va chercher en catastrophe une raquette de ping-pong "au Décathlon de La Madeleine avant de filer au conseil national de l'UMP", beaucoup moins.
Dans Des hommes d'Etat, déjà, Bruno Le Maire parlait des crises d'asthme de son aîné, et de sa culpabilité à l'abandonner. Il récidive : même autoportrait en père de famille déchiré par ses obligations professionnelles. Tenu, par exemple, de partir au Kenya, trois jours après la naissance du dernier.
Que retenir de ses bribes de confession ? Des accents de sincérité, sans doute. Des indices, aussi, du très bon milieu dont il est issu, et de l'éducation raffinée qu'il transmet à ses enfants (cours de violoncelle...).
De quoi plaire à un lectorat féminin peu habitué au surgissement d'enfants dans les livres politiques. Même si l'on comprend - volonté de transparence oblige- que c'est la mère, le plus souvent, qui s'occupe d'eux . A l'ancienne. Bruno Le Maire, faux moderne ?
Les éleveurs/pêcheurs/agriculteurs
Les qualités narratives de l'auteur (ah "le regard vert sapin" de la ministre russe de l'agriculture, qui coule un frisson dans le dos du lecteur) ne masquent pas quelques arrières-pensées. Sur le désespoir des éleveurs/agriculteurs/pêcheurs qui ne s'en sortent pas, le député de l'Eure, qui cajole à la Chirac cette frange de la population, est intarissable.
Ses interlocuteurs aussi : "Monsieur le Ministre, vous nous faites un honneur en venant chez nous. Mais quand même je dois vous dire, ici, on a beau dire, on a beau faire, on s'en sort pas. Y a pas d'herbe...Et les prix ! Vous avez vu les prix ? C'est pas des prix, ça, on couvre rien, c'est l'aumône !...Je dois vous dire, on va pas aller loin. Des éleveurs, y en aura pus. Voilà : y en aura pus."
L'ancien ministre de l'Agriculture se montre bataillant au sein du G20 contre la volatilité des prix agricoles ou ferraillant à Bruxelles sur les quotas de pêche. Il gagne sur l'essentiel, mais lâche au petit matin les pêcheurs de l'île d'Yeu sur le requin-taupe. Emouvant, mais parfois longuet.
Les europhiles
Contre la tentation europhobe qui croît, Bruno Le Maire plaide pour une accélération de l'intégration et rappelle qu'il est urgent de construire une autre Europe, moins opaque et moins libérale.
Sur l'impuissance gouvernementale, il avertit, avec des accents de Cassandre : "La main qui gouverne ne tire plus toutes les ficelles du capitalisme, elle en tient encore à peine une ou deux, et si elle ne prend pas garde à ses choix, demain elle sera la marionnette, et le capitalisme la main. Un jour viendra où des entreprises, des patrons étrangers, des fonds de pension, des investisseurs diront "Faites !" et nous nous exécuterons". Cet homme-là croit-il encore à la réalité du pouvoir politique, ou uniquement à son exercice ?
Les littéraires
Ce sont peut-être les seuls qui liront tout. D'autant que Bruno Le Maire a mis la barre haut avec, en exergue, deux citations. L'une de la Nobel de littérature américaine Toni Morrison ("Vous pouvez continuer à écrire, mais je crois que vous devriez savoir ce qui est vrai"), l'autre de l'écrivain autrichien Thomas Bernhard (sur le besoin de caricaturer les hommes de pouvoir).
Car le normalien agrégé de lettres modernes aime la littérature et le montre, cite et lit l'anglaise Virginia Woolf comme l'Allemand Ernst Jünger, l'Autrichienne Ingeborg Bachmann comme le romain Suétone.
De cette érudition, le cercle des amoureux de la littérature lui sera reconnaissant, comme de sa réflexion sur les bornes du pouvoir, limité par rapport à l'ampleur de la tâche, peu synchrone avec le temps médiatique, dévastateur, de l'info en continu.
Il retiendra, aussi, des instantanés : scènes de réveil à Moscou et de coucher, le soir même, au Brésil. Calvaire des officiers de sécurité tenus d'accompagner les politiques dans leur jogging. Et le choc du ministre à la vue du plus grand camp de réfugiés au monde, à Dadaab au Kenya. Les mères qui ont laissé sur la route leurs enfants agonisants. Les petits garçons dont la tête a "trois fois" le volume de la poitrine.
Hélas, trop souvent, la plume du lettré s'émousse pour ne pas biffer l'avenir du député, 2017 en probable ligne de mire. "La politique nourrit mon écriture et elle la bride", écrit l'auteur, citant Borges. Quelle meilleure critique possible ?
Jours de pouvoir de Bruno Le Maire (Gallimard, 22,50 euros)