Dans Le Chalet de la mémoire, recueil de souvenirs paru cet automne aux éditions Héloïse d'Ormesson, Tony Judt, intellectuel britannique de haut vol décédé en août 2010, évoque sa maladie de Charcot, également connue sous le nom de sclérose latérale amyotrophique. Une de ces maladies contre lequel se mobilise le Téléthon ce week-end.
"Un emprisonnement progressif sans parole"
L'historien livre d'abord une vision clinique de cette maladie neurodégénérative dont il était atteint, et qui a détruit jusqu'à sa parole.
"Je souffre d'une maladie du motoneurone, en l'occurrence une variante de sclérose latérale amyotrophique (SLA) ... En fait, la SLA est un emprisonnement progressif sans parole. Vous commencez par perdre l'usage d'un doigt ou deux : puis d'un membre, puis, presque inévitablement des quatre. Les muscles du torse sombrent dans une quasi-torpeur ...
Dans les variantes plus extrêmes de la maladie ..., il devient impossible de déglutir, de parler et même de contrôler la mâchoire et la tête. Je ne souffre pas (encore) de cet aspect de la maladie, sans quoi je ne pourrais dicter ce texte."
"Les voyelles et les sifflantes m'échappent..."
Un intellectuel, donc, dont l'outil de travail -les mots- se dérobe. Description :
"Je perds à vue d'oeil la maîtrise des mots alors même que ma relation avec le monde se réduit désormais à eux. Dans le silence de mes pensées, ils se forment encore dans une discipline impeccable; leur éventail n'a pas diminué : la vue de l'intérieur est plus riche que jamais, mais je n'arrive plus à les transmettre aussi facilement. Les voyelles et les sifflantes m'échappent, informes, inachevées, même pour mon proche collaborateur.... Traduire l'être en pensée, la pensée en mots, et les mots en communication sera bientôt hors de ma portée."
"Les mots sont tout ce que nous avons"
Un horizon désespérant pour celui qui "continue de mépriser le langage confus" :
"N'étant plus libre de l'exercer moi-même, poursuit-il, j'apprécie plus que jamais à quel point la communication est vitale pour la République : elle ... fait partie de ce que vivre ensemble veut dire. La richesse de mots dans laquelle j'ai été élevé était un espace public à part entière. Et ce qui nous manque aujourd'hui, ce sont précisément des espaces bien préservés. Si les mots se dégradent, qu'est-ce qui les remplacera ? Ils sont tout ce que nous avons."
Faut-il le préciser ? Passées ces quelques lignes, Tony Judt ne parle plus de sa maladie, mais de ce qui lui remonte en mémoire. Il se remémore l'Angleterre austère des années 50, qui vivait encore dans les privations, puis celle des années 60, où un rejeton brillant de la classe moyenne pouvait, plus facilement qu'aujourd'hui, entrer à Cambridge.
Il raconte le kibboutz, en Israël, où il passa quelques semaines en 1967, et qui l'a guéri à jamais de sa passion des "ismes" ("j'étais donc vacciné contre les enthousiasmes et les séductions de la Nouvelle Gauche, à fortiori contre ses rejetons extrêmistes : maoïsme, gauchisme, tiers-mondisme, etc... "). Il restitue aussi le bouillonnement intellectuel des université américaines, où il enseigna longtemps.
Et brosse enfin un portrait paradisiaque de la Suisse de son enfance, où il retourna souvent. Suisse cliché, pimpante -et tant raillée- avec ses lacs, ses montagnes et ses trains à crémaillère, voie royale d'accès aux endroits "les plus heureux du monde", ces villages de montagne où "rien ne se passe jamais mal". Ce lumineux Chalet de la mémoire assemble des fragments de bonheur.
Le Chalet de la mémoire, de Tony Judt, éditions Héloïse d'Ormesson (18 euros)