"Tous mauvais", les patrons de la presse ? Les dix étapes d'un naufrage

Un kiosque parisien fermé (JACQUES LOIC / PHOTONONSTOP)

Pourquoi la presse va-t-elle si mal ? Ses patrons sont-ils "tous mauvais", comme l'affirme le journaliste Jean Stern dans un livre publié cette semaine aux éditions La Fabrique ? A l'heure où l'hebdomadaire américain Newsweek abandonne le papier, un état du désastre hexagonal en dix chiffres, relevés dans l'ouvrage :

1 Des coûts d'impression plus chers qu'en Allemagne

Dans une filière où le syndicat du Livre pèse lourd, Jean Stern déplore que la chaîne de fabrication française n'ait pas été suffisamment modernisée.

Résultat?  "Il faut dix ouvriers pour imprimer un journal en Belgique contre 50 en France. La production de la Frankfurter Allgemeine Zeitung à Francfort est - en 2011- 50% moins chère que celle du Monde ou du Figaro à Paris".

2 La presse gratuite a pris un quart du marché des quotidiens

Ces coûts d'impression pèsent dans le coût final - jusqu'à 1,60 euro pour le quotidien Le Monde- alors que la presse gratuite a pris "24% du marché des quotidiens en dix ans".

Reste à comprendre les raisons de cette percée : cause ou conséquence ? Jean Stern dénonce l'absence d'enquête de fond, les "conformisme" et "formatage" généralisés, rendant difficile la vente d'un quotidien sans plus-value, sur fond de concurrence non-payante.

3500 points de vente en moins chaque année

Pour acheter un journal, encore faut-il le trouver. L'essayiste note que le "niveau 3, c'est-à-dire le lieu de contact entre la presse et ses lecteurs, est en perditionDepuis plus de dix ans, le rythme de fermeture des points de vente est de 500 par an".

D'où l'élargissement de la distribution du Parisien à d'autres magasins : boulangeries, stations-service, supérettes... D'où la distribution des journaux gratuits à l'entrée des métros. Toutes tentatives couronnées de succès.

4Audience insuffisante, même sur Internet

La migration sur le web, au moins, a-t-elle réussi ?  Selon Jean Stern, il serait absurde de négliger les audiences des sites des journaux, très supérieures à celles des version papier. Lefigaro.fr a ainsi frôlé en mai 2012 les 10 millions de visiteurs uniques ."

Mais les comparaisons avec l'international douchent ce bel optimisme : avec plus d'1,5 million de visites quotidiennes fin 2010, "le site web du Daily Telegraph, au 3e rang britannique des sites d'information, a plus d'audience que lemonde.fr, le figaro.fr et lacroix.com réunis."  

5 Journaux nationaux "de qualité" : moins de 300 000 ventes quotidiennes en kiosque

Les chiffres réels de vente des journaux nationaux ? Sur fond de "baisse globale des ventes des journaux de 9% en rythme annuel" (en 2012), ceux de "février 2012 - en principe une bonne période à quelques semaines d'une élection présidentielle- sont accablants."

"Selon l'OJD, qui contrôle la diffusion des journaux, la moyenne du mois pour les cinq journaux dits de "qualité" - Libération, Les Echos, La Croix, Le Monde, Le Figaro est de 277 513 vendus chaque jour en kiosques... Si l'on y ajoute les abonnements portés et numériques, le total s'élève à 741 332 exemplaires soit à peu près autant que le quotidien britannique Daily Telegraph à lui seul sur la même période". 

6Des ventes groupées supérieures aux ventes en kiosques

Si l'on creuse davantage, les chiffres sont pires encore. Le Figaro, écrit Jean Stern, "est désormais plus un mirage qu'un journal."Car "en mars 2012, pour la première fois dans l'histoire de la presse, les ventes dites "aux tiers" sont plus importantes que les ventes en kiosques : 96 269 exemplaires contre 94 444. Les ventes aux tiers regroupent ces journaux offerts à bord des avions, dans des hôtels, des restaurants, des halls de fac, et payés à prix de gros ou par des "échanges de marchandises".

En clair, le quotidien de Serge Dassault est largement acheté par des groupes qui les distribuent ensuite gratuitement à leurs clients.On comprend que  l'éventuelle décision d'Air France de supprimer la distribution de journaux papier l'an prochain donne des sueurs froides aux patrons de presse.

7Des développements ruineux

Pourquoi cette descente aux enfers ? Jean Stern revient sur l'arrivée en force des banquiers ou des industriels du luxe dans la presse, au tournant des années 2000. C'est l'époque où Le Monde, sous la direction de Jean-Marie Colombani, se lance dans des acquisitions tous azimuts - Télérama, Courrier International, Midi Libre ..

Pour financer cette folle croissance, des grands groupes - Publicis, BNP-Paribas, Pinault, Suez, parmi d'autres, entrent au capital. "On ne gère pas de la même manière un groupe de 800 millions d'euros et un journal de 120 millions", proclame alors le président du conseil de surveillance Alain Minc. Les effectifs augmentent et les salaires flambent, dans les étages directoriaux, alors qu'en "2002, les ventes repartent à la baisse".

Le contenu ? Ce n'est pas la préoccupation première des banquiers ou publicitaires du tour de table. Ni forcément celle d'un Bernard Arnault (propriétaire de LVMH) quand il acquiert Les Echos. La presse ? Pour eux, d'abord un instrument de pouvoir et un support publicitaire.

Jean Stern n'a pas de mots assez durs pour pourfendre un Colombani ou un Serge July (Libération) dont les somptueuses dépenses de développement et de diversification - selon lui- ont mené le bateau ivre à sa perte : perte de pouvoir et d'indépendance des journalistes au profit d'une finance sans vision ni souci d'une information libre.

8Les pertes se multiplient

Les lecteurs s'en aperçoivent, délaissant la presse payante. Tant de sommes engouffrées pour quel résultat ? De pire en pire. De l'endettement du Monde -désormais racheté par le trio  Bergé-Niel-Pigasse-  à la liquidation de France Soir, il n'y a que l'embarras du choix.

Les Inrocks, acquis par le banquier Mathieu Pigasse len juillet 2009 ? "Le résultat net est tombé à -2,9 millions d'euros un an et demi plus tard. Les années précédentes, il oscillait entre - 250 000 et + 130 000 euros". La société les Echos SA a "perdu pour sa part 10,5 millions d'euros en 2010 et 5 millions en 2011."

9Un journaliste sur quatre est pigiste ou chômeur

Les journaux perdent de l'argent et multiplient logiquement  les plans sociaux. "En France sur 36 815 journalistes titulaires de la carte de presse au 4 janvier 2012, on compte 7500 pigistes et 1500 chômeurs. Plus de précarité, moins de revenus, la tendance est générale". Un cadre peu favorable aux enquêtes au long cours ou à la recherche de qualité.

106 Français sur 10 ne croient pas l'indépendance de la presse

A la fin des fins, quel indice de satisfaction ? Une touche de rose dans ce tableau noir : le baromètre la Croix-TNS-Sofres laissait entrevoir, en janvier 2012, un regain de confiance dans les médias. Avec un sérieux bémol :  pour 6 Français sur 10, les journalistes ne sont pas "indépendants" à l'égard des pouvoirs.

Conclusion ?  Jean Stern n'a pas découvert -pas plus que les Assises du journalisme - la martingale pour faire payer l'info. Son seul conseil ? "Inventer de nouveaux médias, de nouveaux sites. Balayer les médiocres du paysage, oublier les patrons, enfin. Retrouver la parole et la rage d'écrire". Pas sûr que le modèle économique du blogueur auto-entrepreneur permette de manger tous les jours.

Les patrons de la presse nationale Tous mauvais de Jean Stern, La Fabrique (12 euros)

 

Publié par Anne Brigaudeau / Catégories : Actu / Étiquettes : médias