Signé de l'économiste Daniel Cohen et déjà propulsé dans les meilleures ventes, Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux (Albin Michel) conte la victoire d'Homo economicus, l'homme obsédé par la course au gain financier, sur Homo empathicus qui aspire à aider son prochain. Le premier a-t-il définitivement gagné ? On refait le match.
La fulgurante ascension d'Homo economicus
Porté par la croissance, le tournant des années 2000 masque le retour des inégalités. Aux Etats-Unis, les 1% les plus riches gagnent désormais le quart du revenu total du pays, retrouvant la part qui était la leur un siècle plus tôt. En dix ans, les cadres de la finance voient leurs rémunérations multipliées par neuf.
Mais lorsque la crise de 2008 sonne le glas de l'euphorie, les économistes découvrent que le ver était dans le fruit. Car le "putsch salarial" - l'explosion des hauts salaires - a dissimulé la chute des bas et moyens salaires. Dès les années 1980 -les années Reagan- les emplois mal payés du tertiaire succèdent pour une large part aux emplois bien payés de l'industrie.
Un chiffre l'atteste, comme le note Daniel Cohen : "Les employés de Walmart gagnent 20 000 dollars annuels, moitié moins que ne gagnaient, après correction de l'inflation, les ouvriers de la General Motors trente ans plus tôt". A la même époque, "le revenu des 10% les plus pauvres s'effondre de plus de 60% par rapport aux niveaux atteints dans les années soixante, tandis que le revenu des 10% les plus riches augmente de 80%."
Faute d'augmentation, les Américains paupérisés recourrent au crédit pour maintenir leur niveau de vie - voitures, maisons ....Le taux d'endettement privé grimpe à des niveaux inédits pour éclater pendant la crise des subprimes, qui verra des millions de gens perdre leur logement.
Mais rien n'empêche la course à la compétitivité de se poursuivre et l'emploi industriel déserte les pays occidentaux pour des eldorados de main d'oeuvre à bas coût, en Asie ou ailleurs.
Homo empathicus résiste
La logique de l'appât du gain, note pourtant Daniel Cohen, se heurte parfois à des obstacles imprévus. Il cite ainsi un institut de transfusion sanguine qui voit ses dons chuter, après la proposition de son directeur de rémunérer les donneurs.
La raison ? Les donneurs de sang venaient par générosité, non pour être financièrement récompensés. "Une récompense financière, conclut l'essayiste, n'ajoute pas ses effets aux récompenses morales, elle les chasse".
Pire encore, la course à l'amélioration des indicateurs nuit parfois gravement à l'efficacité.
L'exemple de Daniel Cohen parlera à tous les parents d'élèves. "Imaginons que les enseignants reçoivent un bonus au prorata de la réussite de leurs élèves au bac. Que vont-ils faire ? Se désintéresser des meilleurs, qui sont assurés de réussir. Et se désintéresser des plus mauvais, qui n'ont aucune chance ! Ils cibleront leurs efforts sur ceux qui sont juste "au-dessous de la barre". Ce n'est pas une stratégie très intéressante pour la société dans son ensemble."
Homo ethicus, remède contre la crise ?
Cette logique des indicateurs arrive-t-elle à son terme, face à une croissance qui patine ? Rien n'est moins sûr : elle se durcit - "les gains de productivité tiennent à un facteur primordial : l'intensification du travail'- mais porte de moins en moins ses fruits.
Où trouver les gisements qui feraient flamber la croissance alors que l'économie numérique n'a pas tenu toutes ses promesses ? L'économiste relève que des besoins croissent, dans la santé et l'éducation notamment, mais qu'ils "s'inscrivent mal dans la logique traditionnelle des biens marchands".
Daniel Cohen s'étonne d'ailleurs du terme "dérives" pour les dépenses de santé, dont l'augmentation tient pour l'essentiel aux progrès de médecine. "Dirait-on que les ventes automobiles sont elles aussi une dérive des automobilistes ? Au nom de quelle logique s'acharne-t-on à vouloir réduire leur progression ?"
Quelle idée neuve contre la crise ? La coopération entre les hommes, répond Daniel Cohen qui prône la revanche d'"Homo ethicus", et la révision de nos indicateurs. A l'instar du Nobel d'économie Amartya Sen qui avait planché sur ce sujet dans une commission voulue par Nicolas Sarkozy, il propose donc de mesurer autrement notre qualité de vie.
Hélas, celle-ci est indexée sur la crise puisque - des études le montrent- "la perte de son emploi réduit le bonheur dans des proportions considérables". Le prophète des temps nouveaux Daniel Cohen excelle dans le diagnostic. Pour le remède, il s'en tire par une pirouette.