Au petit matin, sur une radio que j'ai moins l'habitude d'écouter mais vers laquelle la grève à Radio France m'a portée, la mère d'une ex-mannequin s'exprime sur le "délit d'incitation à l'anorexie" que le Sénat a inséré dans la future loi de santé. Le témoignage est vibrant. C'est celui d'un-e parent-e qui a assisté, désarmé-e, à la plongée de son enfant dans les abysses de la maigreur maladive, parce que le métier qu'elle exerçait, et dans lequel apparemment elle "excellait", exige une compétence inhumaine, celle de réduire son corps à l'état le plus minimal, de le soumettre à un amincissement interminable et dangereux pour sa santé, possiblement fatal pour sa vie.
Le témoignage est poignant, mais il est dérangeant aussi, quand la discussion arrive aux solutions pour éviter que des jeunes femmes s'affament pour faire métier d'incarnation de la beauté et que d'autres se rendent malades à leur tour pour leur ressembler. Il est dérangeant quand se pose précisément la question du "métier" et, partant, d'un univers professionnel et en l'occurrence d'un secteur marchand qui fait commerce d'injonctions esthétiques. Cela, la témoin le comprend, l'intègre dans sa réflexion, considérant "qu'il faut que ce monde-là continue à faire rêver". Mais de quoi rêve la haute couture ? La règle est simple, édictée par Karl Lagerfeld, partie prenante s'il en est, qui affirme que "personne ne veut voir de femmes rondes dans la mode". Alors, reste à négocier à la marge les quelques kilos admissibles qui font curseur entre "maigre" et "ronde" pour définir le point de minceur qui permettra de toper-là sur le dos des femmes.
Les grosses ne font "pas rêver". C'est commun, c'est admis. Pigé? Elles n'ont qu'à se trouver d'autres qualités : elles peuvent être sympas, tiens, par exemple ; drôles, c'est bienvenu ; généreuses, c'est une lapalissade, sensuelles à la rigueur pour "les amateurs" (clin d'œil entendu). Mais incarner la beauté, la vraie, pas celle des défilés de marques dédiées et du marronnier spécial rondes de la presse féminine, faut pas... rêver (precisely) !
Mais c'est le "rêve" de qui, dont on parle au juste ? Le rêve de celles qui sont marquées 36 à la culotte et bénéficient du bon droit de se projeter dans l'injonction de minceur ? Je suis de celles qui s'habillent en petite taille, je devrais me sentir peinarde a minima, "belle" dans les bons jours. Mais le "rêve" n'est pas heureux. Pas parce qu'on me reprochait d'être "trop" maigre (comme j'entends parfois certaines femmes menues ou minces se plaindre, elles aussi, d'être sujettes à critique sur leur morphologie, comme si c'était équivalent d'être soupçonnée d'être une control-freak de la balance qui ne jouit pas assez des plaisirs de la vie et d'être accusée de manquer d'exigence à l'égard de soi-même et d'être trop flemmarde pour engager et endurer les "efforts" prétendus nécessaires pour maigrir). Mais parce que la grossophobie m'agresse. Directement. Violemment. Indépendamment même de mon propre rapport à mon corps et du regard qui est porté sur lui. La grossophobie m'agresse comme le racisme. La grossophobie m'agresse comme le sexisme agresse les hommes quand il leur fait honte d'être du bon côté du manche, si celui-ci ne sert qu'à écraser l'autre moitié de l'humanité.
C'est ça, la grossophobie me fait honte. Pas d'être ce que je suis. Mais d'être malgré moi, par ce que je représente, une illustration non-volontaire de ce qui valide le critère d'exclusion et d'oppression. La grossophobie me fait honte quand elle me prend pour instrument de sa démonstration infâme qu'il est plus facile de ne pas être gros-se. Que ce serait "préférable".
La grossophobie me fait horreur parce qu'elle réplique tout du racisme ou du sexisme les plus rances : la primauté du critère d'apparence immédiate sur tout autre élément constitutif de l'individu (comme "la femme" est considérée "femme" avant d'être tout autre chose, "la grosse" est d'abord désignée comme "grosse"), l'attribution de qualités morales à la caractéristique morphologique (comme il s'est dit, et hélas il n'y a pas si longtemps, que le "noir" était "flemmard", "le gros" est supposé manquer de "self control"), l'intégration par prophétie auto-réalisatrice de la discrimination par la personne discriminée (comme le-la représentant-e de la "diversité" s'attache à démontrer sa plus-value de "différent-e", "le gros" ou "la grosse" s'applique à être le "bon gros" ou la "bonne grosse", chaleureux-se et réconfortant-e, plein-e d'humour et accommodant-e. Dans les deux cas, c'est devoir se justifier d'exister, pour ne pas dire s'en faire pardonner)...
Et puis la grossophobie me fait peur. A vrai dire plus encore que l'incitation à l'anorexie. Parce que l'incitation à l'anorexie est édifiante, visiblement névrotique, évidemment scandaleuse. Un sujet "bon client" pour des élu-es qui veulent se faire remarquer à peu de frais et pour les médias. Quand la grossophobie est une latence ordinaire, un sous-jacent sournois qui ancre la vision de nos corps dans des perceptions figées, les condamnant tous par avance pour ce qu'ils sont, au fond : de la matière organique et plastique, en incessante transformation, en volumes mouvants, en déplacements et en agitations, en expression de ce que nous sommes et non de ce qu'il serait socialement supportable que nous soyons.
Car le sujet, ce n'est pas la dimension du cintre, 1 centimètre de plus par ci, 1 centimètre en moins par là, c'est que nous ne sommes pas des cintres. Et nos corps ne sont pas faits pour porter des vêtements, ce sont les vêtements qui sont faits pour habiller nos corps. La couture n'est pas là pour faire "rêver" (sauf peut-être ceux à qui le commerce des morphologies inhumaines rapporte), elle est faite pour imaginer l'élégance. L'élégance, c'est un état d'esprit délicat et raffiné, un savoir-vivre, un tempérament accueillant, un charme aussi, celui de l'inattendu et de la fantaisie, le contraire en somme de la vulgaire détestation de l'autre.