Bégaudeau et l'école qui "soulage les femmes"

Capture d’écran 2014-11-13 à 11.02.43C'est l'histoire d'un ancien prof, devenu écrivain à succès, qu'un quotidien économique consultait il y a quelques jours sur sa vision de l'audace...

Et qui en donnait, en début d'interview, une définition plutôt intéressante : "l'audace pour moi consiste à déplacer les formes habituelles, à emmener les récepteurs - lecteurs, spectateurs - hors des sentiers battus et des formes académiques. Et, au contraire, à ouvrir l'autre à des modes de pensée nouveaux."

"Déplacer les formes habituelles", oui, ne pas tenir pour acquis ce qui n'est qu'ordinaire, routinier et ne relève que de présupposés monotones et stéréotypes harassants.

Sortir des "sentiers battus", oui, expérimenter de nouvelles voies, s'aventurer sur des terrains inédits, tenter ce qui ne l'a pas encore été, prendre le risque de l'inconnu.

Contester les "formes académiques", encore oui, se méfier de ce qui est officiel, prendre les traditions à contre-pied, questionner les certitudes et les légitimités établies.

S'essayer à "des modes de pensée nouveaux", oui, oui et re-oui, défier la façon de poser les questions avant de chercher les réponses, échapper aux logiciels intellectuels et aux systèmes culturels, se défaire des postulats trop certains pour être honnêtes et prendre la distance nécessaire avec nos référents immédiats pour oser le vertige d'une réflexion authentique, autant que possible acquittée du désir de satisfaire, du besoin de reconnaissance, voire pourquoi pas de l'urgence d'être compris-e.

 

J'aurais volontiers fait mienne de cette définition de l'audace, si je n'avais eu à lire quelques lignes plus bas, une sortie sur le rôle de l'école en vidant littéralement le propos : François Bégaudeau prône "la suppression de l'école obligatoire, et son remplacement par un service d'éducation non obligatoire à partir de l'âge de huit ans." Car si "Jusqu'à cet âge, l'école a la vertu de soulager les femmes",  "elle n'est pas une fabrique d'audace : elle est davantage faite pour discipliner que pour faire bouger les codes et créer des gens audacieux."

Que faut-il en comprendre? Pour commencer, que seules les femmes sont supposées s'occuper des enfants? Mais où sont les pères? Ne sont-ils pas "soulagés" eux aussi de pouvoir faire autre chose, comme par exemple, au hasard, travailler, en journée? Ensuite, quoi, que les profs (en majorité des femmes, il est vrai, à l'heure actuelle) sont des mères de substitution? Elles et ils apprécieront d'apprendre que leurs compétences professionnelles (l'art subtil d'apprendre à lire, écrire, compter, réfléchir, se cultiver, créer) n'en sont pas de réelles, mais relèvent tout au plus des fonctions d'assistant parental.

Et nous autres mères, sommes particulièrement mises en confiance par cette accusation à peine déguisée de nous être défaussées de notre supposé rôle. Et fort rassurées quant à nos perspectives de carrière, quand on observe déjà ce que nous coûte professionnellement des congés maternité de quelques mois seulement et qu'il ne s'agirait non plus de nous absenter 16 à 26 semaines (dans une vie professionnelle en comptant plus de 2000 quand même) mais 8 ans, voire davantage encore si nous avions le bon goût d'assurer nous-même l'éducation, devenue non obligatoire, de nos enfants...

Elle est où exactement, l'audace, dans cette histoire? Quelle "forme habituelle" a-t-on déplacée en supposant que l'éducation des enfants est avant tout une affaire de femmes?

De quels "sentiers battus" est-on sorti en suggérant le retour à l'école non obligatoire? D'un prétendu dogme selon lequel bénéficier dès le plus jeune âge d'une éducation scolaire et d'une vie sociale à soi permettrait de gagner en autonomie ? Il y a bien des pays aujourd'hui où l'on conteste le droit des enfants (en particulier des petites filles) à la scolarité. Si ces régimes sortent des "sentiers battus", c'est plutôt pour ériger des barbelés sur le chemin de vie des individus, me semble-t-il.

Le "mode de pensée nouveau", ici, s'apparente en fait à de vrais relents conservateurs. Ne serait-ce que parce que la réponse est donnée avant que la question ne soit posée : supprimons l'école puisqu'elle ne parvient pas - ou très difficilement - à remplir ses missions, puisqu'effectivement, elle a du mal à être la "fabrique d'audace" dont on aurait effectivement besoin pour former des générations plus innovantes, plus créatives, plus ouvertes d'esprit.

Pourtant, oui, le débat sur l'école est nécessaire et je le voudrais sans tabou, intégrant toutes les parties prenantes (les profs, les enfants et les parents, aussi, c'est à dire les mères ET les pères) avec leurs réalités et leurs contraintes, mais sans préconçus sur celles-ci : que j'ai des obligations professionnelles me soumettant quotidiennement la question de la garde de mon enfant en semaine ne signifie pas que j'entende me "soulager" de mes responsabilités ni que je considère l'école comme une simple garderie...

Estimer ses interlocuteurs et interlocutrices, ne pas résumer leurs besoins et leurs attentes à des facilités organisationnelles, c'est peut-être bien le début de l'audace dans une époque qui est en train de faire du préjugé autorisé au nom de la liberté d'expression, une façon de se "soulager" du devoir de respect.