Elle est intelligente, elle a de l'esprit, des convictions et du bagout, un super job et des enfants, des loisirs et des ami-es... Pour un peu qu'elle soit "belle", ce qui vous dira-t-on, "ne gâche rien", alors c'est le pompon! La femme qui "veut tout", se donne les moyens d'obtenir le maximum et surtout ne se cache ni ne s'excuse de ses atouts et de ses ambitions, a quand même un défaut de taille : il parait qu'elle file des complexes aux autres!
C'est d'ailleurs, ce qui lui a valu le qualificatif de "connasse" sous la plume des auteures d'un récent best-seller aux intentions ambiguës : sous le louable prétexte de démonter le mythe de la "femme parfaite" (qui n'existe effectivement pas plus que "l'homme parfait", si c'est un scoop), l'ouvrage proposait, à grands renforts de vraie-fausse dénonciation des stéréotypes de la "perfectibilité" au féminin (de la circonférence du postérieur calibré à l'éducation de la portée bien peignée en passant par une attractivité sexuelle justement dosée) une typologie oppositionnelle de femmes renvoyant dos à dos celles qui sont trop bien pour être vraies (et appréciées des autres) et celles qui font ce qu'elles peuvent (faisant preuve d'une bien sympathique humilité). Les unes, ces "connasses", étant ici désignées comme responsables des complexes des autres, les "normales".
Ce livre, au titre éminemment agressif, a au moins un mérite : il met involontairement au grand jour la lancinante question des effets sur les femmes elles-mêmes de leur affirmation de soi, de leur meilleure valorisation dans l'espace public, de leur plus grande visibilité, de leur accès croissant aux responsabilités (tout ceci restant assez relatif, s'entend). Nos perceptions morales sacrificielles veulent que tout ceci ait inévitablement un coût : on ne saurait avoir plus sans le payer (cher). La facture vous parviendra, Madame, en bons de culpabilité monnayables en toutes circonstances de la vie sociale : à la sortie de l'école (si vous n'y êtes, pain au chocolat à la main et sourire de ravissement aux lèvres, à l'heure précise où la cloche sonne), au bureau (si vous avez fait preuve d'un peu trop de fermeté, tandis qu'on attendait de votre féminine présence qu'elle contribue à instaurer un climat de bienveillance dans l'open space), au lit avec votre partenaire (si la puissance de votre propre désir doit être ressentie comme castratrice par i-celui)... Et même avec vos ami-es, quand on soupçonnera que votre plaisir à faire part de vos succès et de votre épanouissement n'ait pas tant à voir avec une forme généreuse d'enthousiasme communicatif qu'avec une forme sadique de satisfaction visant à mettre en évidence la nullité des autres par contraste.
Ainsi, entre autres injonctions faites aux femmes qui réussissent, faudrait-il qu'elles veillent à ne pas trop la ramener. En d'autres termes, en limitant l'autorisation de s'assumer en tant que personne fière de ses atouts, de ses réalisations et de ses résultats, on installe insidieusement un "complexe de la complexante", qui restreindra les ardeurs à se faire valoir par la crainte de paraître toujours "trop" (ambitieuse, douée, volontaire) et celle d'être soupçonnable quand on acquiert (des responsabilités, des honneurs, de la visibilité) de forcément en priver autrui. Alors, soucieuse de ne pas impressionner plus que la décence l'exige, la "complexante" minimisera d'elle-même sa réussite, attribuant plus volontiers à la chance ou au soutien de tiers ce que pourtant, elle se doit en large partie.
En dehors du fait que rarement j'entends dire d'un homme à qui tout sourit dans la vie et qui se montre habile à faire fructifier ses atouts qu'il "complexe" les autres, je m'étonne surtout que l'on puisse croire que le sentiment d'infériorité des un-es soit de la responsabilité de celles et ceux qui s'élèvent et s'affirment. Il n'est d'ailleurs pas non plus de la responsabilité, de celle et ceux qui le ressentent, ce sentiment-là. Il me semble plutôt que la mésestime de soi, mal courant s'il en est, est savamment entretenue par des modélisations hors d'atteinte de la réussite, du charisme et, entre autres, de la beauté dont font commerce les marchands d'amélioration d'apparence et/ou de comportement féminins. Ceux-là ont évidemment davantage intérêt à ce que la femme "normale" reste convaincue qu'elle est très très très imparfaite (du cul, du cerveau, du boulot, de la maternité...) et que les pas-plus-parfaites-qu'elles qui se mettent en avant sont des imposteures patenté et/ou de cruelles metteuses-de-nez-dans-le-caca plutôt qu'elle envisage qu'une femme qui est fière d'elle peut l'être à raison, de façon tout à fait justifier sans intention de nuire à quiconque... Et que ce qu'elle exprime et incarne, c'est que "tout vouloir" n'a rien d'indécent, que c'est peut-être même une aspiration complètement légitime de toute personne, même (et surtout) imparfaite.