Oui, oui, je suis au courant, il y a la présomption d'innocence.
Jusqu'à ce que la justice se prononce sur le cas Raoult, accusé par une ancienne collaboratrice de harcèlement sexuel, l'homme n'est pas coupable. Depuis l'affaire DSK, pendant laquelle on a informellement forgé la notion de présomption de victimence pour les agressions sexuelles (selon l'incontournable mécanisme de l'inversion de la charge de la preuve), commenter une affaire dans laquelle un homme est accusé d'agression sexuelle suppose d'en passer au préalable par une série de rappels appuyés : oui, on est au courant que la présomption d'innocence existe ; oui, évidemment, on y est favorable ; bien sûr qu'on est scandalisé-e par les erreurs judiciaires ; non, on ne prône pas la justice expéditive ni le lynchage médiatique.
Donc, ni panique ni procès d'intention : vous ne me verrez pas ici tenter de me substituer au juge pour chercher à qualifier, sans en avoir les moyens, les preuves convainquant ou non d'un délit dans cette affaire Raoult. Je m'en tiendrai donc à ce qu'est mon rôle : décrypter et commenter les réactions à la révélation de cette information. En l'occurrence, celles de l'intéressé lui-même qui se défend dans les médias avant de le faire dans le prétoire, avec des arguments qui font frémir.
On passera sur le "coup de cœur" qu'il affirme avoir eu pour la plaignante, puisqu'il est improbable de vérifier la sincérité d'un sentiment amoureux, quand bien même il est toujours curieux d'observer qu'éprouver un tel sentiment puisse rendre sourd au "non, merci, je ne suis pas intéressé-e" de la personne à qui il s'adresse. En revanche, il est difficilement admissible de laisser passer les accusations d'"aguichement" qu'Eric Raoult retourne non seulement contre son ancienne collaboratrice, mais encore contre toutes les femmes qui oseraient porter plainte pour harcèlement sexuel : "Je suis suspecté d'harceler. Mais on ne soupçonne pas une fille d'aguicher", a-t-il ainsi déclaré à L'Express.
La rhétorique est d'un classicisme aussi navrant que violent : elle est celle de tous et toutes les avocat-es de la défense qui, dans les cas d'agression sexuelle (même avérée), ne travaillent pas tant à démontrer l'innocence ou à établir des circonstances atténuantes pour leur client, mais essentiellement à disqualifier le statut de la victime en questionnant (accusant ?) son apparence (elle portait une jupe ou un décolleté, elle était maquillée, c'est quand même pas le signe qu'elle cherche quelque chose ?), son comportement (que faisait-elle là, à cette heure-ci ? N'a-t-elle pas adressé des signes prêtant au minimum à confusion ? Si elle a dit "non", c'était sans doute pas assez fort, pas à temps ou pas si clairement que ça...), sa personnalité (c'est une séductrice, elle a déjà eu des problèmes avec les hommes, parlez-en à son ex-mari, c'est une perverse narcissique) tout en émettant des suppositions sur ses intentions (elle veut de l'argent, elle sert les intérêts d'un camp politique, elle est l'instrument d'un complot qui la dépasse, pauvre âme damnée...)
Raoult, aujourd'hui, ne s'épargne aucun de ces topoï de la contre-offensive traditionnelle chez l'accusé d'agression sexuelle : l'apparence de la plaignante ("elle a fait refaire sa poitrine", oh nom d'une chienne, si ça, c'est pas en soi une preuve qu'elle voulait le séduire !), son comportement (elle lui a adressé des "textos de soutien" tandis qu'il était hospitalisé et traversait une grave crise avec son ex-femme ; si ça, c'est pas un signe encourageant adressé à l'homme en vacance conjugale), sa personnalité et son passé (c'est "une ancienne candidate de télé-réalité qui a aussi effectué des prestations de gogo danseuse", quel passif, ça en dit quand même long sur le mauvais genre de la femme) et, bien entendu, ses intentions cachées (elle lui a "tendu un piège, à la veille des élections municipales, dans le but de lui nuire et l'affaiblir politiquement").
Cette caricature d'auto-plaidoirie en forme de réquisitoire éculé contre la plaignante nous pose, à nous, citoyen-nes fier-es à raison de vivre dans un état de droit qui garantit la présomption d'innocence, une seule et unique question : cette présomption d'innocence sort-elle renforcée ou bien dégradée de la contre-accusation "d'aguichence" qui lui est opposée chaque fois qu'on parle d'agression sexuelle ? Mon avis sur le sujet, je crois que vous le comprenez : si on veut que cette présomption soit et reste le principe inaliénable d'une justice équitable pour toutes et tous, chacun-e doit alors s'interdire de la positionner en miroir d'arguments aussi peu solides que la jupe, les seins, les battements de cils et la vénalité réputée de l'accusatrice...