Je pense à ceux qui reprennent la boule au ventre

@drew de f fawkes / creative commons / flickr

Demain, je prendrai le chemin de l’école sourire aux lèvres. Tout va bien pour moi, professionnellement. J’aime cette école, ça se passe bien avec mes collègues, la directrice est formidable, je m’entends bien avec les parents et surtout, surtout, j’adore ma classe et mes élèves, cette année ils sont vraiment top.

Mais cela n’a pas toujours été le cas. Il m’est arrivé, plus d’une fois, d’être angoissé au moment de reprendre, d'aller à l'école à reculons, sans envie au mieux, avec celle d'être partout sauf là-bas, parfois. Alors aujourd’hui, à l’aube de cette rentrée et de cette nouvelle année civile qui débute, je pense à tous ces profs, à tous mes collègues qui vont se lever avec une boule au ventre à l'idée de ce qui les attend.

 

Je pense à ces collègues qui ont dans leur classe un « élève perturbateur », de ceux qui sont ingérables, qui s’en prennent à leurs camarades, qui sont violents, insolents, qui ne respectent pas l'adulte, et qui ont foutu la classe en l’air. Je pense à vos nuits blanches, mes chers collègues, aux insomnies, aux réveils matinaux, je connais tout ça et nous sommes nombreux à savoir, quand on a un rat dans la cervelle, chaque jour en classe est une épreuve à surmonter. Je pense aussi aux enseignants qui vont récupérer de tels enfants, qui ont déjà épuisé plusieurs équipes enseignantes, changé plusieurs fois d'école et vont débarquer demain : ces collègues savent ce qui les attend et nous aussi. Reprendre avec la peur au bide...

Je pense à ces collègues qui reprennent dans une école où ils se sentent mal, qui sont en conflit avec d’autres enseignants, qui travaillent dans une ambiance délétère qui pourrit les journées. A ceux qui reprennent alors qu’ils sont aux prises avec une hiérarchie avec laquelle ça se passe mal, et qui se demandent à quelle sauce ils vont être mangés dans les semaines à venir. Reprendre avec l'angoisse.

Je pense à ceux qui sont en conflit avec des parents, soumis à une tension continue ou même en guerre ouverte, des parents qui doutent d’eux, qui parlent dans leur dos, qui montent les autres parents contre eux, qui font des courriers à l’inspecteur, qui menacent, qui insultent. Allez reprendre, avec ça.

Je pense à ces nombreux collègues qui sont submergés par les élèves à « besoins éducatifs particuliers », comme on dit pudiquement, élèves porteurs de handicap mais pas assez accompagnés par des AESH, élèves dys, élèves TDAH, orientables en ULIS mais non orientés parce qu’il n’y a plus de place ou que les démarches n’ont pas été faites ; ces collègues doivent se débrouiller sans formation spécifique, parfois sans AESH, il est facile de perdre pied, de se sentir débordé, de voir qu’on n’arrive pas à tout faire, ni pour eux ni pour les autres élèves et que tout le monde en pâtit. Bonjour la culpabilité.

Je pense aux stagiaires qui sont dans une année de folie, entre la classe à mi-temps, le master à valider, l’INSPE, la théorie, le mémoire, les visites des CPC et inspecteurs, tout est découverte et tout arrive en même temps, c’est beaucoup, c’est trop pour commencer, et certains angoissent énormément, car tout va se jouer dans les prochains mois.

Je pense à ceux qui mènent de front leur classe et un concours, CAFIPEMF ou autre, qui sont débordés et ont peur de ne pas être récompensés de leur engagement en foirant l’un et l’autre, qui culpabilisent parce qu’ils n’ont pas été remplacés durant leur formation, que leurs élèves ont pris du retard et que c’est cette classe qu’ils vont devoir présenter aux examinateurs.

Je pense à ceux qui vont être très rapidement inspectés, visités par la hiérarchie qui leur a collé un rendez-vous de carrière juste après les vacances, histoire de ne pas pouvoir en profiter, qui auront travaillé pendant ces deux semaines de fêtes et qui stressent, parce qu’un rendez-vous de carrière, rien que le nom dit tout ce que vous jouez, il y en a peu et vous ne voulez pas vous louper, en vrai c'est pas normal, un tel enjeu.

Je pense aux AESH qui crèvent de ne pas être reconnus, mal payés, et qui demain reprendront en se demandant ce qu’ils peuvent faire d’autre ; je pense aux profs de RASED qui ont l’impression de passer leur temps à poser des pansements sur des jambes de bois.

Je pense à ceux qui débutent et qui ont des postes fractionnés, plusieurs écoles, plusieurs niveaux de tous âges, parfois distants de dizaines de kilomètres, et qui n’en peuvent plus, qui n’arrivent pas récupérer de la fatigue accumulée. Comme bien d’autres ils subissent une affectation non choisie, totalement subie, composée en dépit du bon sens, parce qu’il y a des trous à boucher, et que c’est vous, le colmateur. Beaucoup vivent très mal cette situation, n'attendent qu'une chose : avoir une classe, leur classe, leurs élèves pour l'année. Comme on les comprend...

Je pense à ces instits de maternelle qui angoissent de reprendre car ils vont retrouver des élèves sans masque, des enfants désormais largement touchés par le virus, qui se toussent dessus, la morve au nez en permanence… Certains collègues ont chez eux des personnes fragiles, voire très exposées, immunodépressives, sans anticorps, et doivent aller à l'école malgré tout, payer des masques FFP2 de leur poche et travailler avec la peur de ramener à la maison ce foutu virus. Angoisse permanente.

Je pense à ceux qui ont le sentiment de ne plus y arriver, de courir derrière le temps, de toujours être débordé, de ne pas parvenir à faire les choses comme il le faudrait, comme ils le voudraient, juste correctement, qui le vivent mal et culpabilisent. Je pense à ceux qui perdu confiance en eux, perdu leur propre estime professionnelle, égaré la foi et les certitudes, qui n’arrivent plus à prendre le recul nécessaire : ils doutent, ce doute les ronge, ils n’arrivent pas à reprendre confiance, mais demain ils reprennent quand même.

Je pense à ceux qui angoissent de reprendre parce qu’ils savent que leur métier leur demande trop, qu’ils n’arrivent pas à donner assez à leur famille, à leurs proches, à leurs propres enfants, parce qu’ils ont trop le nez dans le guidon et que le soir venu, le weekend venu, les vacances venues, c'est encore le boulot, les élèves qui occupent la place.

Je pense à ceux qui vont reprendre après un burn out, et qui se demandent s’ils sont prêts, s’ils ne vont pas faire une rechute, si les mêmes causes ne vont pas produire les mêmes effets.

Je pense aux directeurs et directrices d’école, lessivés, essorés, surchargés de tâches, leur situation n’était pas enviable quand Christine Renon s’est donné la mort, et rien n’a changé. Si, ils ont maintenant la crise Covid à gérer, coincés entre le marteau et l’enclume, soumis aux injonctions paradoxales, livrés à eux-mêmes.

Je pense à tous ceux parmi nous qui sont traversés par un sentiment de solitude, voire d’abandon. A tous j’ai envie de dire : vous n’êtes pas seuls. Aussi différents soyons-nous, aussi chimérique soit la soi-disant « corporation enseignante », nous tous pouvons comprendre ce que vous vivez, pour l’avoir vécu, pour le vivre en partie, parce que c’est notre métier, un métier formidable, oui, mais nous savons tous que quand les choses se passent mal, c’est dur, très dur à vivre. Courage à tous.

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