Mi-juin. Ce n’est pas encore tout à fait l’heure du bilan – trop de choses à faire, encore, durant ces trois dernières semaines – pourtant comme chaque année à la même période, fidèle au rendez-vous, s’accroche à mes basques une légère déprime qui dit bien que j’ai commencé, inconsciemment, un retour sur l’année scolaire qui s’achève.
Au moment où le drapeau à damier se profile, c’est d’abord tout ce que je n’ai pas réussi à faire qui remonte. Les satisfactions viendront, mais plus tard, pour l’heure ce sont les revers, les déconvenues qui me viennent, tout ce qui n’a pas marché, tout ce que je n’ai pas su mettre en place, concrétiser, pour le groupe, mais surtout individuellement : je ne vois plus que les failles chez mes élèves, les lacunes qui leur restent, ce qu’ils ne parviennent toujours pas, ou pas totalement, à faire, à comprendre, toutes ces cordes manquantes à leur arc.
Quand l’année commence, les premières semaines sont consacrées à connaitre chaque élève, une sorte d’audit individuel est établi, un point précis et détaillé est fait sur les acquis et les compétences, mais pas seulement : le rapport aux apprentissages, le contexte familial et social, la personnalité sont également examinés, pris en compte – derrière l’élève, ou avant, c’est selon, il y a l’enfant, impossible d’agir sur l’un sans avoir un minimum accès à l’autre.
Puis de manière plus moins explicite, on met en place un plan pour chacun, un projet, une feuille de route. Avec certains élèves il y a des entretiens individuels, avec d’autres ce n’est pas forcément utile, parfois il faut rencontrer les parents, parfois non.
Toute l’année, on travaille ensemble à la réussite de ce projet, semaine après semaine, il faut des réajustements, faire des points d’étape, il y a des hauts, des bas, mais à la fin, quand l’aiguille termine son tour d’horloge, quand il ne reste que quelques grains dans le sablier, on est soudain rattrapé par la réalité : c’est fini, ou presque. C’est fini, il n’y a plus d’espoirs à placer, de meilleur à espérer, d’embellie à attendre, désormais, car il n’y a plus rien à faire, plus de route devant, quand on se retourne il y a juste le long ruban des difficultés, des maigres réussites, des échecs patents, à contempler.
Depuis que j’ai des CM2, ce phénomène est plus intense encore : c’est que, dans quelques semaines, je les lâche dans le grand bain et il faudra savoir nager, ce serait mieux, flotter au moins, ce serait bien, et l’idée que quelques-uns pourraient bien couler ne me quitte pas. Je ne serai pas là pour leur tendre la perche, au bord du bassin, pour leur donner une bouée, ou une frite, pas même une ceinture, ça c’est cette année que je pouvais le faire, lorsqu’il était encore temps de leur apprendre à nager, et à respirer.
D’où l’inquiétude. Le sentiment de responsabilité. Et la remise en question : qu’aurais-je pu faire différemment, ou mieux, pour aider mes élèves ? N’y avait-il pas d’autres voies qui auraient été meilleures, plus adaptées ? D’autres méthodes plus efficaces, plus fécondes ? Ne pouvais-je faire mieux, dans celles que j’ai choisies ? Etais-je capable de plus ? Qu’ai-je loupé, qu’ai-je réussi à moitié ? Comment faire mieux l’année prochaine ?
Mais ce sera l’année prochaine… Pour mes élèves de cette année, je ne pourrai plus rien.
Je ne pourrai plus aider Emma, qui s’est débattue toute l’année avec son orthographe, la voir pleurer chaque vendredi quand je rendais les dictées était un crève-cœur, j’ai pourtant aménagé le travail, essayé de développer sa vigilance, ses réflexes, organisé ses questionnements, insisté sur la méthodologie de relecture, j’ai eu beau parler de tout cela avec elle, tant et tant, rien n’y a fait ou presque ; bon d’accord elle a progressé, mais va aller au collège sans que le problème soit réglé.
Je ne pourrai plus aider Mario, tenter de combler ses lacunes sidérales, il y avait des trous dans sa scolarité, en début de CM2 il ne savait pas ce que c’était que conjuguer un verbe, ne connaissait aucune table de multiplication… Surtout, boule d’émotions, il indexait son travail sur ses ressentis, son humeur du jour, il suffisait que Léna lui sourie pour qu’il travaille le cœur léger, mais ce qu’il vivait à la maison était dur à contrebalancer. Que de progrès tout de même, ses tables sont sues, il a compris comment conjuguer. Mais ne sait toujours pas mener une multiplication à son terme, se trompe de temps ou de terminaison quatre verbes sur cinq.
Je ne pourrai plus aider Sergio, si immature, à se canaliser, à se poser, à se concentrer, à réfléchir. Rarement vu un enfant si agité, gentil comme tout, mais épuisant, et tellement difficile à mettre au travail. J’y arrive pas sans avoir essayé, de peur de ne vraiment pas y arriver. Ne pas le lâcher, être exigeant, valoriser ses succès, ses pertinences, lutter contre l’image qu’il a de lui, si mauvaise, j’suis bête, lutter aussi contre le fatum familial, on a beaucoup redoublé dans la famille et arrêté l’école très tôt, suggérer un suivi psychologique et entendre mon fils n’est pas fou. Evidemment, qu’il n’est pas fou, mais il n’est pas prêt non plus pour ce qui l’attend.
Je ne pourrai plus aider Moussa, son problème à lui ce sont les maths, en français c’est pas mal, mais en maths c’est vraiment compliqué, en géométrie le blocage est complet, dès la consigne il est transi, devant un problème c’est à peine mieux, il reste à lire et relire l’énoncé sans vraiment comprendre de quoi on parle, et encore moins comment les maths vont aider à répondre aux questions ; c’est sur les calculs qu’il aura le plus progressé, il arrive presque à faire une opération sur deux, et a enfin compris ce qu’est une fraction. Le problème, c’est qu’il oublie tout en quinze jours.
Je ne pourrai plus rien pour eux, ni pour Manon, ni pour Aziz, ni pour Mina…
Ainsi va le métier d’enseignant. On veut toujours, chaque année, réussir à faire réussir chaque élève, à l’amener le plus loin possible, vraiment, c’est-à-dire au moins lire en comprenant, y compris ce qui est entre les lignes ; écrire correctement, pas seulement sans faire trop de fautes mais en composant des phrases correctes, de telle sorte que la pensée émerge ; calculer de manière fiable, maitriser les quatre opérations et raisonner avec logique et méthode. Il y a de la naïveté, ou de la vanité, à penser qu’on va amener tout le monde à bon port, même ceux qui partent de loin ; à croire qu’on va pouvoir changer le cours des choses à soi seul, à se dire que peut-être ce qui n’a pas marché avant, avec les collègues, marchera cette année – on sait que c’est aussi une question d’alchimie, de rencontre, de moment, et on pense, inconsciemment, que les planètes vont être alignées pour tous, cette fois-ci.
Mais peut-être est-il également nécessaire, indispensable même, de croire à cela, de se lancer dans ce voyage qu’est une année scolaire en étant porteur de tous ces possibles, peut-être que c’est justement cette foi, cet élan, qui vont permettre de réaliser de belles choses. Peut-être même est-il sage de ne pas savoir, ou d’oublier, que tout n’est pas possible et qu’on n’y arrivera pas forcément : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait », écrivait Mark Twain.
Seulement voilà, le réel fait son retour à un moment ou un autre, et plutôt en ce moment, il laisse les citations et les grandes espérances sur le bas-côté avec un rictus et sort tranquillement l’addition, qu’il agite sous votre nez. Y avoir cru rend le moment plus difficile, vous savez au fond que vous vous êtes volontairement leurré pour rendre possible ce qui ne le paraissait pas et que l’heure est venue de voir les choses en face.
Dans ce moment particulier de l’année, qui heureusement ne dure que quelques jours, il faut se forcer à renverser la perspective, le verre doit toujours être à moitié plein, même si c’est au quart, et garder à l’esprit que tout ce qui a été fait existe, et que c’est cela, enseigner : refuser l’échec pour commencer, mais accepter l’idée qu’on peut échouer, à la fin, et qu’il y a surtout des demi-victoires.
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