Il m’arrive d’entendre, jusque dans la bouche d’amis proches, que « de toute façon, au bout d’un certain temps, un prof ne fait plus grand-chose de nouveau, il reprend ce qu’il a fait les années précédentes »… Selon le degré de bienveillance de l’interlocuteur, la phrase qui suit varie entre : « prof, c’est pas un métier si prenant ni si fatiguant que ça », et « hey, franchement, avoue : prof, c’est la bonne planque, hein ! Tu bosses un peu les premières années et puis après, c’est la belle vie ! ».
Plus insidieusement, car vu ce qu’on prend à l’extérieur on évite de se juger ouvertement entre nous (sauf sur les réseaux sociaux, où les profs n’ont besoin de personne pour se rentrer salement dedans), il y a chez certains enseignants une vision assez voisine qui établirait une hiérarchie entre ceux qui, chaque année, refont de fond en comble leur classe, réinventent leurs contenus, conçoivent avec ambition de nouveaux projets, et ceux qui, d’année en année, ne font que remettre inlassablement le même couvert.
Continuons à caricaturer : les premiers seraient des novateurs, adeptes de la variation, toujours à l’affût de ce qui pourrait nourrir leur pédagogie et leur éviter le sentiment de routine, sans cesse à la recherche de nouveaux vecteurs d’apprentissages qui sublimeraient leur enseignement et épanouiraient leurs élèves. Les seconds seraient, eux, des sortes de rentiers, de simples duplicateurs dépourvus de créativité mais remplis d’abnégation, des laborieux repassant dans leurs propres traces, forcément moins enthousiastes, moins ouverts au monde, moins investis que les premiers qui le sont corps et âme.
A chaque enseignant sa pédagogie
La réalité, bien entendu, est plus complexe et il n’y a pas de vérité ni de recette : de ces deux tendances sortent de bons profs, d’autres moins bons. J’ai souvenir d’une instit qui bossait jusqu’à minuit / une heure du matin tous les jours, montait projet sur projet, rédigeait des dossiers pour obtenir des subventions, montait des séquences pratiques mêlant jardinage et cinéma, avec de multiples intervenants et des sorties chaque semaine, avant de tout recommencer, autrement, de repartir de zéro l’année suivante. Je me rappelle aussi cet autre qui, au fond de sa classe, sur une étagère parfaitement rangée, avait aligné 36 classeurs comportant les mentions « semaine 1 », « semaine 2 »…, « semaine 36 ». Invariablement, il sortait le classeur correspondant à la semaine en cours et y trouvait tout ce dont il avait besoin, ni plus, ni moins.
Les deux instits m’ont paru être d’excellents enseignants. On ne répètera jamais assez qu’un bon prof, c’est d’abord quelqu’un qui est à l’aise avec sa pédagogie, avec une méthode d’enseignement qui lui correspond.
Personnellement, sur un spectre allant d’un extrême à l’autre, bien que sympathisant jardinage / cinéma, je me situerais plutôt côté 36 classeurs. Non que je n’apporte jamais de nouveauté à mon enseignement, c’est avec plaisir que je conçois des séquences totalement inédites d’une année sur l’autre, mais c’est avec parcimonie, aussi, car chaque nouvelle séquence est très longue à construire et doit faire ses preuves, il faudra plusieurs années avant qu’elle soit vraiment bonne, au point que je n’ai presque plus rien à y modifier.
Trois ans avant de connaitre un niveau
Les premières années, dans ce métier, on multiplie les niveaux de classe, chaque rentrée est une découverte, c’est très formateur, très stimulant, toutes ces nouveautés ; et puis on finit par avoir la chance de rester quelques années sur un même niveau, et on découvre alors, dès la deuxième année, qu’on était encore à la surface des choses, et qu’on n’a pas fini d’approfondir les contenus et leur mise en forme. Il ne s’agit alors plus de tout recommencer autrement chaque rentrée, d’échapper à la routine, mais au contraire de remettre l’ouvrage sur le métier et de travailler cette routine au corps, jusqu’à ce que « ça marche » parfaitement.
Il me faut en général trois ans avant d’être pleinement à l’aise dans un niveau de classe. Trois ans, le temps de comprendre les spécificités du niveau, le temps de monter des progressions pertinentes, efficientes, parfaitement enchâssées, le temps de percevoir ce que la part de réussite ou d’échec d’une séance doit aux élèves, au groupe de l’année en cours, le temps d’avoir réponse à toutes leurs questions, le temps de faire tous les réglages, d’ajuster les séances, l’enchainement logique de leur déroulement, les outils, le vocabulaire même que j’emploie – et souvent, on a droit en cours de route à des modifications de programme venues du ministère.
Au bout de trois ans, je commence à avoir une maitrise globale du niveau et de ses subtilités. Je peux alors entrer dans les détails.
Pourquoi changer ce qui marche ?
… Quand une séance marche impeccablement, que je l’ai éprouvée et peaufinée sur deux ou trois années, plusieurs publics, je ne vois pas pourquoi je devrais tout revoir, tout changer l’année suivante, par principe ! Ce serait même un non-sens ! Au contraire, je n’ai qu’une envie, garder ce qui fonctionne et que j’ai mis des années à mettre en place ! Il m’arrive même d’écrire au feutre rouge, sur une fiche de préparation, « nickel ! », je sais alors que je tiens une séance qui ne variera plus beaucoup – mais c’est rare…
Refaire chaque année la même chose, c’est pouvoir m’appuyer sur ce qui a fait ses preuves, et cela me permet également de garder un maximum d’énergie pour la conduite de la classe et le suivi des élèves. Les premières années, je bossais tellement chez moi le soir, le weekend, que j’arrivais essoré à l’école, priant pour que ce que j’avais mis en place passe auprès des élèves. Aujourd’hui, je sais que le plus important est d’être à l’écoute de mon groupe et de chaque élève, de chacune de ses microévolutions, de chacun de ses petits mouvements de fond : de son relief intime. Je passe beaucoup de temps à observer mes élèves, à noter ce que je vois, à penser à eux, tout simplement, là où je m’enfermais avant pour bâtir des pans entiers de grammaire ou de numération, ex nihilo.
Je peux également mieux me concentrer sur ce qui ne fonctionne pas dans ce que je leur propose et tenter de faire mieux, en cherchant d’autres manières de présenter les choses, en trouvant d’autres biais, en revoyant les séances ou les séquences qui n’ont pas du tout ou pas très bien marché. Je prends des notes, modifie la séance après coup, le midi ou le soir, si je n’en ai pas le temps j’écris l’essentiel des remarques et des pistes de modification dans un fichier nommé "à revoir pour l’année prochaine", que j’ouvrirai cet été, durant les grandes vacances, quand je construirai les grandes lignes de l’année scolaire à venir. Petit à petit, année après année, chaque séance s’améliore, gagne en précision, en pertinence.
Mon questionnement est : ce que je fais aide-t-il les élèves à progresser, peuvent-ils progresser davantage si je fais les choses autrement ?
« Choisissez un domaine, bossez-le »
Je me souviens qu’à l’IUFM (voilà que je suis passé du côté des vieux profs, comme ceux qui parlaient de « l’école normale » quand j’ai débuté…), le prof de français nous avait dit : « Vous ne pourrez pas être bon dans tous les domaines tout de suite. Acceptez-le. Faites de votre mieux la première année, vous améliorerez ensuite ce que vous pourrez les années suivantes. Choisissez un domaine, bossez-le. Puis un autre, et ainsi de suite ». De tout ce que j’ai appris lors de cette année de formation, c’est sûrement le conseil le plus fécond.
Chaque année donc, je me concentre sur un nouvel aspect, dans le but de m’améliorer, de trouver une manière de faire qui soit efficace avec les élèves et qui me corresponde. L’année dernière, j’ai particulièrement travaillé la géographie. Je n’étais pas satisfait de ce que je faisais, globalement, les élèves semblaient parfois s’ennuyer, ils n’accrochaient pas comme je l’aurais voulu. Quand je les évaluais, je trouvais qu’ils n’avaient pas intégré les connaissances aussi bien que, par exemple, en sciences – un domaine que j’aime davantage et que j’ai très tôt travaillé. J’ai donc énormément bossé la géo, passant des heures à trouver comment aborder les choses, des heures à chercher les ressources, à tout concevoir et organiser. Ce n’est pas encore parfait, loin de là, mais je sens que c’est bien mieux cette année. Et ce sera encore mieux l’année prochaine, avec les modifications que je prévois.
Comment le confinement a modifié ma pratique
Le confinement du printemps 2020 a été source de féconde remise en question. Confronté à cette forme d’enseignement inédite – enseigner sans élève à portée de voix, de stylo, d’aparté, d’accompagnement personnalisé – les profs ont dû s’adapter et inventer de nouvelles manières de procéder afin de maintenir au mieux (mais non sans casse) la fameuse continuité pédagogique. Pour ce qui me concerne, j’en ai retiré pas mal de sujets de réflexion : enseigner à distance sans élève en face, ou avec un groupe en visio, a obligé à penser les séances au cordeau, chaque slide mis sur le paperboard était réfléchi dans ses moindres détails (techniquement il était trop compliqué de rectifier en direct), chaque phrase énoncée était épurée à des fins d’efficacité, chaque capsule vidéo montrée et commentée patiemment choisie, voire montée.
Je m’étais demandé à l’époque ce qu’il resterait de cette période particulière dans mon enseignement, conscient que le contexte fait l’usage. Dès la rentrée de septembre, je me suis aperçu que mes préparations peaufinées les années précédentes ne me suffisaient plus toujours, et les outils que j’avais utilisés durant le confinement ont régulièrement enrichi les séances : l’utilisation de capsules vidéo issues de la classe inversée, notamment, ponctuant les séances en classe ; la rédaction des leçons, également, désormais plus courtes, plus punchy, sur le fond et dans leur mise en forme, avec l’apparition de mémos plus incisifs.
Un an plus tard, alors que je repasse pour la première fois par les endroits du programmes visités l’année dernière en distanciel, je revois chacune de mes préparations à l’aune de celle faite durant le confinement, les modifications ne sont pas énormes, peut-être 20 % de la préparation, mais ces 20 % viennent épurer la séance, huiler les transitions, ponctuer les explications ; leur rythme est meilleur.
Alors le premier qui vient me reprocher, l’année prochaine, de refaire la même chose en géo ou en sciences, je lui dirai ceci : « Dis donc, coco, j’ai bossé dur pour arriver à ce truc qui fonctionne, alors t’es bien gentil mais je compte le garder ! Et tiens-toi bien : il est fortement question que je refasse la même chose l’année prochaine encore ! ».
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