Mon fils, élève de 4ème, est rentré du collège le sourire aux lèvres, comme cela lui arrive souvent ces derniers temps quand il a eu français dans la journée. Il m’a juste dit : « Tiens, regarde cette vidéo, on l’a vue en cours avec la prof de français, je crois que ça va te plaire ».
Une vidéo recommandée par mon fils et utilisée en classe par sa prof, ça faisait deux raisons d’aiguiser ma curiosité et de regarder, ce que je vous propose de faire séance tenante si vous ne l’avez pas encore vue, histoire de ne pas divulgâcher.
« Mon œil ! »
Cette vidéo a été réalisée en 2016 par les élèves d’une classe de 2nde Gestion Administration du lycée Madeleine Vionnet de Bondy (93), avec leur prof de lettres et d’histoire-géo, Sakina Benazzouz, dans le cadre du programme « Mon œil ! » destiné aux lycéens de 15 à 18 ans et développé par Le Bal, une association créée en 2010 par Raymond Depardon dont le pôle pédagogique, "La fabrique du regard", mène des formations auprès des jeunes afin de les amener à « penser le monde en images » et à « former des regardeurs, actifs et concernés par les profonds bouleversements qui traversent nos sociétés ».
Sakina Benazzouz et ses élèves, accompagné par le réalisateur William Laboury, ont choisi de travailler sur les mécanismes à l’œuvre dans les vidéos conspirationnistes. Comment manipulent-elles les procédés logiques ? Comment faire pour soulever le doute par l’association de l’image, du texte, du son ? Durant l’atelier, les élèves ont d’abord décrypté minutieusement les vidéos conspirationnistes trouvées sur Internet afin d’identifier leurs mécanismes récurrents. Ayant ainsi déconstruit le discours, littéralement mis en pièces, ils ont à leur tour construit un scénario en utilisant les mêmes recettes : sur le fond, avec des procédés identiques de syllogisme, de confusions, d’approximations, etc., et sur la forme, avec les outils propres au cinéma que sont notamment le montage et l’utilisation de la musique.
Le résultat est une pure réussite, à la fois drôle et parfaitement efficient du point de vue pédagogique.
Dans la classe de mon fils
Le travail mené par la prof de français de mon fils n’en finit plus de me surprendre et de me séduire, depuis le début de l’année lorsqu’elle elle a annoncé qu’ils allaient travailler sur la poésie en prose (« hein, mais ça rime même pas ! »), travail débouchant sur des productions bluffantes. Depuis plusieurs semaines, elle a entamé une longue séquence sur les médias qui a vu les élèves successivement aborder la caricature, la censure, la photographie de presse, les valeurs et les devoirs des journalistes... Les élèves ont aussi travaillé sur la tribune engagée, à partir de la « Lettre ouverte aux djihadistes qui nous ont déclaré la guerre » écrite par Brice Couturier en novembre 2015, avant de rédiger une lettre sur le même modèle (mon fils et son meilleur pote ont choisi l’homophobie, « parce que tu comprends, il y a des homophobes dans la classe, donc bon »).
La prof aborde tous ces thèmes avec une justesse qui force le respect, tout cela se fait dans un cadre bienveillant qui transpire l’intelligence et emporte l’adhésion d’ados de 14 ans, ce qui n’est pas une mince affaire.
Relatées par mon fils, les séances sur le complotisme apparaissent d’une grande richesse, notamment pour les débats suscités par un élève plus que sensible aux thèses complotistes : d’après lui, l’homme n’a jamais mis les pieds sur la lune (tout est filmé dans un studio à Los Angeles, « la preuve, si quelqu’un le filme, c’est qu’il est pas le premier à marcher sur la lune ! »), les masques ne servent à rien (« la preuve, Macron n’en porte pas »), les thèses complotistes sont en général vraies (« la preuve, Trump connait bien les complotistes, donc s’il dit que leurs théories sont vraies, c’est qu’elles sont vraies »)...
L’élève, sans s’en rendre compte, présentait l’éventail complet des mécanismes typiques du conspirationnisme qui allaient être si bien décryptés par la vidéo sur les chats que la prof allait leur montrer la séance suivante. A l’issue du visionnage, bravache et têtu comme un ado, l’élève maintenait ses arguties mais ne sut qu’opposer un des gimmicks complotistes (« prouvez-moi que j’ai tort, sinon j’ai raison ! ») qui, immédiatement identifié comme tel par tous ses camarades, suscita un grand éclat de rire, lui compris. S’il n’est pas sûr qu’il change d’avis (« quand même, je verrai plus jamais les chats de la même façon ! »), on peut espérer que ses camarades seront moins poreux aux thèses conspirationnistes grâce à cette séquence qui leur aura donné « des outils de vérification des données », but affiché de la vidéo.
(Et sinon, la prof de français fait aussi de la grammaire et des dictées, hein, je tiens à rassurer les accros aux fondamentaux).
Esprit critique es-tu là ?
On le voit, à travers le travail fait par cette prof de français en collège et à travers la vidéo sur les chats faite par les lycéens de Bondy, l’école accomplit un travail important avec les ados sur l’analyse des médias et l’éducation à l’information. Et, on le voit avec l’élève complotiste, ce travail est absolument indispensable, car ils sont nombreux à être, sinon complotistes, sensibles aux « théories alternatives » et perméables aux fake news, faute de maitriser l’appareil critique qui seul permet une mise à distance et une réflexion structurée.
L’école est le dernier endroit où construire cet appareil critique, après il sera trop tard pour beaucoup, on constate depuis quelques années l'expansion des thèses complotistes, le succès du « documentaire » Hold up cet automne (à cette occasion, d’ailleurs, il y a eu plusieurs papiers sur la vidéo des lycéens de Bondy, présentée comme un antidote) et l’explosion de la sphère Qanon en sont les derniers stigmates.
En primaire, surtout en CM, on sent désormais les prémisses de cette perméabilité aux thèses conspirationnistes. Les élèves de 10 ans sont nombreux aujourd’hui à être présents sur les réseaux sociaux mais n’en maitrisent pas les codes et sont des proies parfaites pour les fake news et les théories les plus farfelues. Il y a quelques semaines encore, un élève de ma classe est venu me voir pour me dire qu’il avait regardé sur Youtube une vidéo "qui disait que le coronavirus existe en fait depuis de 2015, c'est la preuve qu'on nous ment". Son ton n’était pas très assuré, il cherchait manifestement une certitude, infirmation ou confirmation, de ma part. Je lui ai dit que les coronavirus étaient une famille de virus identifiée depuis des années, rien d’étonnant donc à ce qu’on parle déjà d’un coronavirus en 2015, mais qu’il n’avait rien à voir avec le Covid-19.
Les outils pour travailler sur les médias en classe sont de plus en plus nombreux, heureusement, le CLEMI et "la semaine de la presse et des médias" y contribuent notamment (du 22 au 27 mars cette année), et la mise en place du "permis internet" par la Police nationale auprès des CM2 permet également d'aborder avec les élèves la question des informations trouvées sur le web et de mettre en place des outils d'analyse et de décryptage.
Comme le dit Raymond Depardon : « À l’heure où tout est prétexte à capturer les images et à les diffuser, il est important d’offrir aux jeunes une éducation au regard. Penser le monde en images, devenir des regards conscients ».
Nota : je tenais à citer les élèves de la 2nde GA du lycée Madeleine Vionnet de Bondy, auteurs de ce remarquable travail : Yassin Adjim, Abran Claude Marlène Agnini, Imane Bekkal, Wilmaile Blaise, Henrique Francisco Chaves Batista, Aida Chougui, Mohamed Debbouza, Daouda Diawara, Anais Fenniche, Julien Fernandes Teixeira, Feirielle Fitouri, Ayicha Mbaraka, Diana Montrond de Pina, Maria-Adelina Pop, Andrinirina Rafiakarana, Jessy Rosbif, Akshana Sathiyaruban, Diaba Siby, Mariana Tatar, Sylvain Thill, Marianna Zaccardelli
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