Morts d'enseigner

École maternelle Mehul, à Pantin.

Encore un suicide dans l’Education nationale. Samedi dernier Christine Renon, directrice d’école maternelle à Pantin, a mis fin à ses jours dans l’enceinte même de l’école. C’est la troisième fois cette année, après Jean Willot en mars, Jean-Pascal Vernet en mai, qu’un suicide vient massivement secouer le monde de l’école. Il y en a eu d’autres, restés confidentiels.

Au nom de Christine, de Jean, de Jean-Pascal et d’autres, anonymes

On se souvient de Jean Willot, 57 ans, un ancien, qui se donne la mort suite à une plainte abusive déposée par une mère d’élève et une convocation à l’Inspection Académique. Un choc terrible chez les enseignants, une trace profonde laissée. On écrivait alors : « Au fond, c’est cela qui nous a tous profondément bouleversés : on a beau faire notre métier avec passion, être investi, se donner sans compter, être reconnu professionnellement, être bienveillant avec les élèves comme avec les parents, chacun de nous n’est jamais qu’à une accusation abusive d’une carrière foutue en l’air, du pilori et de la déchéance. Peu importe qu’on n’ait pas le moindre problème avec les élèves, jamais une anicroche avec un parent d’élève, il suffit d’une fois, il suffit de rien, et personne n’est plus à l’abri, personne ne peut plus se prévaloir d’une carrière sans tache ».

On se souvient de Jean-Pascal Vernet, 32 ans, un jeunot, convoqué à un entretien "vindicatif et insidieux" avec son inspection académique, à l’issue duquel lui est remis l’arrêté de suspension parlant d’une « mise en examen » et d’un « placement sous contrôle judiciaire ». Jean-Pascal Vernet ne s’en remettra pas. Le jour même de son suicide, un courrier de l’inspection académique lui est envoyé : on s’est trompé, une bête erreur administrative de copier-coller lui a imputé la mise en examen d’un autre.

Aujourd’hui, Christine Renon, une directrice connue de tous à Pantin, engagée et dédiée à son travail. Un suicide qui frappe, encore, les esprits. Parce que Christine Renon a organisé et planifié sa disparition, qu’elle a pris le temps de s’expliquer dans une lettre, d’en choisir l’en-tête officiel de l’Education nationale, qu’elle a pris soin de la photocopier, de la glisser dans des dizaines enveloppes, de les affranchir, de les envoyer aux collègues directeurs, aux syndicats, parce qu’elle a eu le temps de songer aux répercussions de son geste (« je demande à l’institution de ne pas salir mon nom »), parce qu’elle a pris soin de « choisir le lieu de sa mort », l’école de la ville où elle enseignait depuis 30 ans.

Elle voulait que son suicide porte, loin, fort, qu’il pousse à réfléchir, à se mobiliser, à faire bouger les choses. Christine Renon a voulu faire de sa mort un acte militant.

Pour ces trois cas, médiatisés à force de mobilisation enseignante, combien d’autres restés dans la confidence ? Faudra-t-il un mur commémoratif, un jour, quelque part, où figureraient le nom de ces enseignants morts d’enseigner ?

Que disent ces suicides ?

Il est toujours délicat de tirer pour la communauté quelque enseignement d’un suicide, geste personnel, intime. Chaque histoire est différente, particulière, il faut se garder de toute récupération, se méfier des rapprochements, ne pas éluder la part des vies intimes, les ressorts psychologiques personnels. Néanmoins, parce qu’ils ont pour cadre l’école, parce qu’ils ont pour cœur le métier d’enseignant, ces trois suicides (et avant eux bien d’autres…) ont quelque chose à nous dire. Sur le mal-être dans l’enseignement, sur les spécificités même de son exercice, mais aussi sur les dysfonctionnements de l’institution.

Il ressort de ces différentes situations un immense sentiment de solitude, de fatigue et d’accablement. Solitude quotidienne face aux taches multiples, nombreuses, parfois contradictoires, voire absurdes, trop souvent éloignées du cœur même de notre métier et qui nous prennent un temps et une énergie dingues. Solitude face à certains parents, difficiles à gérer parfois, avec qui il peut être compliqué de communiquer et face à qui on se sent alors démuni ; vulnérabilité face à ceux qui peuvent en un courrier à la hiérarchie jeter l’opprobre sur l’enseignant. Solitude face à cette hiérarchie qui n’accompagne pas quand il le faudrait mais accable trop souvent. Solitude face à l’institution, coupée des réalités du terrain qu’elle méconnait et dont le management ultra-vertical et prescriptif pressurise et vide les hommes et les femmes. Solitude enfin quand les digues craquent, que la fatigue et la lassitude l’emportent.

Dans sa lettre, Christine Renon dit qu’elle n’a « pas confiance au soutien et à la protection que devrait nous apporter notre institution, d’ailleurs il n’y aucun maillon de prévu, les inspecteurs de circonscription ont probablement encore plus de travail que les directeurs, et la cellule de crise quelle blague ! L’idée est de ne pas faire de vague et de sacrifier les naufragés dans la tempête ! ».

Les mots de Christine Renon disent aussi une autre réalité : celle des directeurs d’école, ces soutiers de l’éducation nationale, surchargés de travail et plus seuls encore que les autres, avec les responsabilités énormes qui leur incombent ; parfois pris entre le marteau municipal et l’enclume institutionnelle ; livrés à eux-mêmes faute d’emplois aidés ou d’assistant de vie scolaire, privés trop souvent de la décharge à laquelle ils ont, simplement, droit. « Seuls pour apprécier les situations, seuls pour traiter la situation car les parents ne veulent pas des réponses différées, tout se passe dans la violence de l’immédiateté. Ils sont particulièrement exposés et on leur demande de plus en plus sans jamais les protéger ».

Enfin, la façon dont les enseignants se sont emparés de ces suicides, les extirpant de l’ombre et de l’anonymat, la manière dont ils ont bougé les réseaux sociaux, interpellé les journalistes afin que ces gestes de désespoir soient éclairés, l’impact et l’émotion ressentis par toute une profession, disent également quelque chose : les enseignants veulent qu’on sache que certains parmi eux meurent d’enseigner ; ils veulent que les circonstances soient connues, que chacun prenne sa part de responsabilité, que soit enfin reconnu ce terrible versant du métier que constitue le ras-le-bol jusqu’au drame. L’école, aujourd’hui, veut qu’il se passe quelque chose, sortir de l’éternel #pasdevague.

Suicide, burn out, dépression, démission : les tabous de l’école

On a vu circuler, ces derniers jours, le chiffre de 39 suicides pour 100 000, chez les profs, un chiffre qui proviendrait d’une étude de l’INSERM datant de 2002 (taux national 15 pour 100 000). Il y a 8 ans, lors du suicide traumatisant de Lise Bonnafous, j’avais cherché le fameux rapport de l’INSERM, cité jusque par la sénatrice Françoise Laborde en 2015. Ce rapport n’existe pas, et il faut accepter l’idée qu’il n’y a pas, à ce jour, de statistique fiable sur le suicide enseignant.

C’est bien là le problème. Ce manque de chiffres, outre qu’il alimente les fantasmes, en dit long sur l’omerta qui règne dans l’Éducation nationale. La dernière étude sur l'épuisement professionnel remonte à 2012 et on ne sait pas vraiment combien de démissions, chaque année, sont liées au ras-le-bol professionnel. Suicides, burn out et démissions ont en commun de donner à voir la part sombre du « plus beau métier du monde », de dire la difficulté d’enseigner et le trop-plein, le trop-dur.

Début 2017, on consacrait un billet de blog à la question des risques psycho-sociaux (RPS) chez les profs, suite à une étude menée par deux chercheurs de la DEPP. Parce qu’elle comparait, avec des données et des outils d’analyse identiques, différentes populations au travail, enseignants, cadres de la fonction publique et cadres du privé en contact ou non avec le public, cette étude permettait de mettre en exergue les caractéristiques de la population enseignante face aux RPS. L’étude concluait que « les enseignants ont une exposition moyenne aux RPS significativement plus élevée que les autres populations, surtout dans le premier degré ». Quelques mois plus tôt, le médiateur de l’EN qui consacrait son rapport au même sujet constatait que « le métier d’enseignant, tel qu’il est actuellement, isole trop souvent », et renvoyait à un rapport sénatorial notant que « la souffrance ordinaire des enseignants reste largement invisible de l’institution scolaire et de la hiérarchie administrative ».

Les derniers chiffres du CHSCT, à paraitre, indiquent qu’il y a sur toute la France 87 médecins de prévention (68 équivalent temps plein) pour 1 011 755 agents de l’Education nationale, soit un taux de suivi de 1 médecin pour 14 878 agents (ETP). Seules deux tiers des académies ont un psychologue.

Briser l’omerta, dire au grand jour les suicides, les dépressions et démissions, développer une vraie médecine du travail, serait une marque de respect envers les profs, ce serait reconnaitre que le mal-être enseignant est une réalité et a des prolongements parfois terribles.

Mais l’institution scolaire n’aime pas trop qu’on étale sur la place publique les chiffres morbides de l’école, qu’on dévoile au grand jour les conséquences directes de ses déficiences et de ses manquements, pas même qu’on dise comme ce métier nous atteint, au plus profond de nous.

Après le suicide de Jean Willot, il a fallu 10 jours pour que le rectorat de Versailles se fende d’un communiqué de « soutien » aux proches, 10 jours pour que le ministre s’exprime par un simple « retweet ».

Après le suicide de Christine Renon, un directeur d’école de Pantin raconte qu’« après la lettre, l’administration a mis en place une soi-disant cellule d’écoute. Les premiers mots étaient pour nous rappeler notre devoir de réserve, de discrétion. En insistant sur le fait que ce courrier était une pièce de justice, qu’il fallait la remettre à la police et ne pas la diffuser. C’est vraiment ça qui compte ? ».

 

A lire aussi :

La lettre de Christine Renon est à lire ici.

Sur la façon dont les parents d'élèves ont été "accompagnés" suite au drame, lire ce thread édifiant.

Sur le suicide de Jean Willot, ce billet de blog de mars 2019, "Jean Willot, un suicide qui secoue l'école".

Sur le suicide enseignant, le burn out et la manque de données : ce billet de blog de 2011 "Suicide, burn out, chiffres et malaise enseignant".

Sur les risques psycho-sociaux : ce billet de blog de 2017 " Enseignant, un métier solitaire davantage exposé aux risques psycho-sociaux".

Sur l'épuisement professionnel : ce billet de 2012 "Epuisement professionnel des enseignants, enfin une étude !".

 

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