Le weekend dernier, j’ai accueilli ma cousine pour le weekend. Elle est enceinte pour la première fois et profitait de pouvoir encore se déplacer sans difficulté pour venir faire une petite virée parisienne. Anouk a la trentaine pétillante, c’est une jeune femme à l’énergie débordante, pleine de vitalité et toujours souriante, enjouée, curieuse des choses et des gens, avec qui les discussions durent jusqu’à une heure avancée de la nuit.
Le dimanche matin elle m’a accompagné au marché, nous en sommes revenus le panier chargé de petits cadeaux offerts à Anouk par les marchands, tous tombés sous son charme : letchis, dattes, galettes de maïs… Des années que j’y vais, à ce marché, je n’ai jamais eu droit à ce traitement (et pourtant je suis sympathique, je vous jure). Elle est comme ça, Anouk, d’une telle candeur, d’une telle intensité, d’une telle humanité que chacun à son contact se sent un peu plus vivant, l’âme fortifiée. Ce don, elle le met au service de personnes handicapées auprès de qui elle travaille comme éducatrice.
Elle a cette qualité rare : elle sait écouter, parce qu’elle s’intéresse vraiment à vous, veut comprendre ce que vous lui dites, ce que vous vivez. Elle a peu de préjugés, mais des représentations simples, limpides, qu’elle interroge et amende facilement.
Nous nous voyons rarement, elle a découvert ma petite dernière, nous avons parlé bébés, nous avons parlé boulot, et le premier soir elle m’a dit, à propos de ses horaires de travail : « Je fais à peu près comme toi, 9 heures – 16 heures. Ca me laisse pas mal de temps pour faire d’autres choses ensuite ».
Forcément, j’ai un peu tiqué. Je lui ai expliqué que 8 h 30 – 16 h 30, ce sont les horaires de classe, c’est-à-dire des élèves, pas les miens. Que j’arrive vers 8 heures, repars rarement avant 17 heures et qu’il m’arrive quand je le peux de travailler jusqu’à 19 heures à l’école, sinon à la maison en rentrant, particulièrement lors des périodes d’évaluation et de livrets où les soirées et les weekends y passent. Bref, je tentai de lui faire comprendre que mes horaires n’étaient pas exactement assimilables à "9 h – 16 h". J’en profitai pour ajouter que les chiffres ministériels indiquent 44 heures de travail par semaine pour un instit, en moyenne. Je suis dans la moyenne.
Le lendemain midi, le repas s’est un peu éternisé, les enfants étaient en grande forme et elle aussi, toujours. On avait fait de la galette pour le dessert, et voyant mon assiette encore à moitié pleine alors qu’eux avaient fini, Anouk m’a vanné sur ma lenteur à table. Je lui ai répondu en riant que le weekend je prenais le temps de manger paisiblement, en effet, que ça faisait du bien de mâcher, histoire de compenser la semaine où je mange généralement en 20 minutes chrono. Elle écarquillé les yeux. « Comment ça, 20 minutes, vous avez combien de temps de pause le midi ? ». Je lui expliquai qu’il y a avait deux heures de pause, certes, mais une fois de plus pour les élèves, et encore sur ce temps-là, il y a deux fois 45 minutes de soutien dans la semaine, et puis il y a les cahiers à corriger, et les cahiers au CM2 ça prend pas mal de temps, puis il faut préparer la classe pour l’après-midi, faire quelques photocopies. « Au moins, il y a la cantine, c’est déjà ça », a-t-elle remarqué. Je lui ai répondu que la cantine, je n’y mange pas souvent, le rapport qualité prix est affreux, 6 € par repas pour ce qu’on y sert, franchement je préfère amener ma pitance ou aller acheter une fougasse et deux tomates à l'épicerie du coin. Elle a de nouveau ouvert de grands yeux. « Ah bon, ils vous font payer la cantine ? Je pensais que les profs mangeaient gratuitement, moi ! ». Ben non.
Puis, réfléchissant à mes corrections, elle a dit : « Pourquoi tu ramènes pas les cahiers à la maison, pour les corriger en rentrant ? C’est pas ce que font les profs ?». Oui, je pourrais, mais je n’ai aucune envie, avec une heure de métro et de RER, de transporter des kilos de cahiers. D’autre part il me parait important que les élèves aient dès l’après-midi une vue précise sur leur travail du matin, histoire qu’on puisse reprendre ensemble et qu’ils fassent leurs corrections. J’ai ajouté que je corrige aussi tous les cahiers de leçon, ce sont 30 cahiers à chaque fois, à la fin, forcément, il ne reste pas beaucoup de temps pour manger, et encore je corrige certains cahiers sur le temps de récréation.
« Mais du coup, tu fais quoi, chez toi, si t’as pas de cahiers à corriger ? ». J’ai continué à parler la bouche pleine, histoire de rallier la galette sans trop tarder, du coin de l’œil je voyais les enfants qui s’impatientaient, surtout qu’ils connaissent ma vie par cœur vu que c’est aussi un peu la leur. Et bien, chez moi il faut que je prépare la classe, vois-tu ! Tu penses bien que je ne me pointe pas devant les élèves sans savoir précisément ce que je veux leur faire faire, avec des objectifs précis sur ce qu’ils doivent savoir, et une idée tout aussi précise de ce que je dois mettre en place pour y parvenir. Il y a des matières qui exigent pas mal de préparation, notamment les sciences, l’histoire, la géographie, et le français et les maths demandent des progressions ciselées, au plus près des besoins des élèves. Donc, les cahiers à l’école, la préparation à la maison, en gros.
« Ah d’accord… ». Je voyais dans son regard attentif que se dévoilait tout un pan du métier d’instit qu’elle ne soupçonnait pas, un paysage nouveau et inattendu, à perte de vue, qui s’ouvrait devant elle. « Bé oui, c’est logique, en fait, je comprends », en hochant la tête.
En coupant la galette, j’ai ajouté que je m’étais organisé pour ne pas avoir de travail ce weekend, sachant qu’elle serait là. Mais que les weekends sans bosser ne sont pas fréquents. Elle a eu un doute, tout à coup. « Mais, tes collègues, ils sont comme toi ? ». J’ai rigolé, ben oui ils sont comme moi !, eux aussi ils doivent préparer leur classe et faire leurs corrections ! Et même, j’ai pas mal de collègues qui travaillent plus que moi, particulièrement les jeunes, je me souviens que mes premières années je travaillais tous les soirs deux heures en rentrant, et toute la journée du samedi, du matin au soir, parfois tard, afin d’éviter de travailler le dimanche, mais je n’y parvenais pas toujours.
Elle a eu la fève. Bien sûr.
A la fin du weekend, j’ai accompagné Anouk à la gare RER avec ma petite dernière en poussette, au retour j’en ai profité pour faire un détour par le parc. En regardant la petite faire du toboggan et du tourniquet, je repensais à toutes nos discussions du weekend, à tout ce qu’Anouk m’avait raconté sur son boulot, les handicapés avec qui elle bosse, l’énergie qu’elle met à monter des projets pour qu’ils puissent faire plein d’activités qui les sortent de leur quotidien – elle a même passé son permis handiski pour pouvoir emmener ses handicapés dans une chaise sur les pistes ! Je voyais son métier en noir et blanc, et ses explications et ses anecdotes ont ajouté de la couleur, du son, de la chair. De son côté, Anouk était arrivée vendredi avec ses représentations du métier d’enseignant, somme toute classiques, fondées sur son expérience d’écolière et sur les lieux communs habituellement véhiculés par la vox populi et les médias de masse. Je me suis dit que peut-être, elle aussi, dans l’avion du retour, penserait à moi, à ce que je lui avais dit de mon métier, de ma classe, de mes élèves.
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